Le romancier poursuit sa saga des McNulty en imaginant une histoire d’amour entre deux jeunes soldats durant la guerre de Sécession.
La famille McNulty n’est pas étrangère aux lecteurs de Sebastian Barry: Les Tribulations d’Eneas McNulty (1998) racontait les aventures de l’aîné de la fratrie au cours de la guerre civile irlandaise; L’Homme provisoire (2014), celle d’un de ses frères cadets; Le Testament caché (2009),celle de leur belle-sœur.
Des jours sans fin revient à la même lignée, mais deux ou trois générations auparavant, quand le jeune Thomas McNulty, chassé par la famine qui ravage l’Irlande, part pour l’Amérique. Pour l’instant, il est difficile de faire le lien généalogique entre le narrateur de ce nouveau roman et les héros des précédents, mais il ne fait nul doute que, au cours des années qui viennent, Sebastian Barry complétera son arbre et que son œuvre couvrira plus d’un siècle de l’histoire de l’Irlande, et de la diaspora irlandaise au Nouveau Monde.
En attendant, Des jours sans fin se lit comme un roman indépendant de la saga, une sorte de prologue qui transporte le lecteur dans les États-Unis d’Amérique en train de se construire à travers des convulsions sanglantes.
Thomas, à peine débarqué, errant sur les routes, fait la connaissance de John Cole, qui a à peu près son âge, et qui lui aussi parcourt les chemins. C’est un véritable coup de foudre, et les deux garçons ne se quitteront plus. Leurs aventures conduisent les deux adolescents perdus dans une ville de mineurs, à la frontière, où le propriétaire d’un saloon les engage pour jouer, coiffés de perruques et vêtus de robes, le rôle de femmes du village, destinées à calmer, en dansant avec eux, les ardeurs des mineurs esseulés.
Puis, le temps passant, les deux éphèbes, dénoncés par leur pilosité galopante, doivent changer de travail et s’engagent dans l’armée américaine, engluée dans les incessantes guerres indiennes. Ils vivront dans un fort, près de Laramie, participeront à des massacres, finiront par constituer un véritable couple, adopteront une jeune Indienne, quitteront l’armée pour s’installer avec elle dans un village où ils monteront de petits spectacles de saloon dans lesquels Thomas jouera le rôle d’une femme courtisée par un bel inconnu interprété par John Cole.
Une fresque de l’Irlande au XXe siècle
Mais l’histoire les rattrape, les États du Sud font sécession, et tous deux rejoignent l’armée, dans les rangs yankees, tout naturellement, puisqu’ils en viennent. Ils verront de nouveaux massacres, passeront des mois interminables dans le funeste camp d’Andersonville, ce pourrissoir où les confédérés parquaient les nordistes prisonniers, parviendront à survivre, avant d’être à nouveau happés par le destin, et on n’en dira pas plus, car le suspens règne jusqu’à la toute dernière page.
Des jours sans fin est un roman magnifique, dans lequel Sebastian Barry, après avoir peint une fresque de l’Irlande au XXe siècle, élargit son champ pour montrer l’Irlande «extra-muros» et la façon dont un pays neuf se forge une identité à partir des émigrés qui le peuplent et qui, à travers la violence et le sang, parviennent à oublier leurs racines pour constituer une race nouvelle.
Sebastian Barry parcourt trente années cruciales de l’histoire de l’Amérique: on passe de scènes picaresques, comiques, dignes du Cavalier blanc à des moments d’une violence froide.
Le narrateur candide donne à voir l’ivresse du sang, la folie qui pousse à tuer, mais sans jamais prendre parti. Personne n’a tort, ni raison. Le héros de Barry n’est ni anti-Indiens ni, plus tard, pro-Yankees, et comprend aussi bien les Indiens spoliés, affamés et avides de tortures, que les militaires qui exécutent sans le discuter un génocide impardonnable.
Il comprend ses camarades yankees aussi bien que les bourreaux passifs d’Andersonville. Il ne se pose pas de questions et son récit à la fois vibrant et détaché donne lieu au témoignage le plus objectif et le plus insoutenable qui soit sur la «Naissance d’une Nation» et le terreau sanglant sur lequel cette nation est née.
Michael Cimino, avec Heaven’s Gate, ne disait pas autre chose. Et il a payé sa lucidité de sa carrière brisée. Mais Sebastian Barry est irlandais, et il ne fait nul doute que son roman lui attirera moins de foudres.
«Des jours sans fin», de Sebastian Barry, traduit de l’anglais (Irlande) par L. Devaux, Éd. Joëlle Losfeld, 259 p., 22 €.
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Source:© Des jours sans fin, de Sebastian Barry : naissance d’une passion