L’examen de la proposition de loi dite “fake news” alias “contre la manipulation de l’information” a été reportée face à l’opposition qu’elle soulevait. On lui a d’abord reproché d’être liberticide, puisque, au moins pendant la période électorale, elle autorisait un juge des référés à exiger le retrait de contenus trompeurs en ligne. Est-ce à l’État d’établir la Vérité, ont demandé les critiques ?
Par François-Bernard Huyghe
Une proposition de loi contre la manipulation de l’information véhicule une vision du monde manichéenne qui ne rendra pas service au débat démocratique, avertit le directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques François-Bernard Huyghe.
L’examen de la proposition de loi dite “fake news” alias “contre la manipulation de l’information” a été reportée face à l’opposition qu’elle soulevait. On lui a d’abord reproché d’être liberticide, puisque, au moins pendant la période électorale, elle autorisait un juge des référés à exiger le retrait de contenus trompeurs en ligne. Est-ce à l’État d’établir la Vérité, ont demandé les critiques ? Et, ajoutaient-ils, ce texte serait inapplicable : comment, par exemple, vérifier en deux jours de son tribunal, mieux que les médias ou les acteurs, si un fait allégué s’est déroulé dans une banque du Panama ou une zone de combat syrienne ? À une certaine époque “le président a une fille naturelle”, “Saddam Hussein n’a pas conservé d’armes de destruction massive”, “un ministre a un compte en Suisse” ou “le journaliste Babtchenko n’a pas été assassiné par les Russes” ont été considérées comme des fake news, quelques jours ou heures avant que tout le monde n’en reconnaisse la véracité.
La loi produirait ou produira un effet boomerang. Pas de meilleur moyen que l’interdit pour faire de la publicité à une affirmation fausse ou douteuse et surtout pour persuader une partie de la population que nous vivons sous contrôle, que le “Système” censure tout, qu’on ne peut plus rien dire, etc. Pourquoi donc réprimer par la loi les bobards vite repérés par la presse ou une des environ 150 organisations dites de fact-checking (vérification des faits) existantes ou encore par des armées d’internautes (dont votre serviteur) tout excités à l’idée de trouver une photo truquée ou de prouver la niaiserie d’un site intoxiqué ? Sans compter les Gafa [Google, Apple, Facebook, Amazon, NDLR] et les plates-formes qui mobilisent algorithmes et modérateurs pour repérer et éliminer les fake news. Du coup, ou bien le trucage aura été dénoncé et publiquement moqué — comme c’est le cas la plupart du temps — ou bien il faudra se demander comment fera le juge pour découvrir ce qui aura échappé à des milliers de professionnels ou d’amateurs chasseurs de faux. Il risque surtout d’arriver après la bataille déjà gagnée ou perdue auprès des opinions et de ne renforcer que les convictions des convaincus. Mais le danger de cette loi pourrait surtout résider dans la vision qu’elle véhicule et qui suggère que le monde se divise entre le camp des véridiques et celui des foules abruties (sans doute intoxiquées par Moscou, la fachosphère ou la gauchosphère), celles qui votent mal parce qu’elles croient faux. Pour le moins, la loi créera une redoutable confusion entre être trompé ou naïf — ainsi : croire en l’existence de faits imaginaires ou théories douteuses — et mal penser au sens politique, ne pas adhérer à des “valeurs”. Une loi anticrétin ou une loi anticritique ?
Ici, la sémantique a toute son importance. L’excellente loi de 1881 visait la fabrication « de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers », ce qui ne pose aucun problème : la “forgerie” (produire un faux document ou une fausse relation) peut être établie. Mais la proposition de loi de 2018 vise « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvu d’élément vérifiable de nature à le rendre vraisemblable ». Péchera donc celui qui n’aura pas suffisamment contrôlé ou ne s’en sera pas tenu au vraisemblable. Mais vérifier, c’est presque toujours se référer à une autorité, une dépêche d’agence, un chiffre officiel, avoir une réponse téléphonique d’un membre de cabinet — ce qui ne favorise guère l’enquête, la critique ou l’anticonformisme. Et qu’est-ce que le vraisemblable ? Sinon ce que les bons esprits d’une époque tiennent pour acceptable et conforme à leur vision du monde. Dans les deux cas, les notions renvoient à ce qu’il est majoritairement jugé convenable de croire. Ce que l’on aurait nommé, en d’autres temps, l’idéologie dominante et les appareils idéologiques.
À ce premier glissement du sens s’en ajoute un second. La proposition de loi prévoit la possibilité pour le Conseil supérieur de l’audiovisuel de ne pas accorder de licence ou de sanctionner des médias étrangers pour propagande ou désinformation. Chacun a bien compris que cela vise Russia Today (RT) et Radio Sputnik, subventionnés par Moscou et qui ne cherchent guère à le dissimuler. Pas Radio Vatican, al-Jazeera ou Voice of America. Ainsi on glisse du faux présumé (Libération lui-même reconnaissant que RT n’a jamais lancé de fausses nouvelles stricto sensu) à l’orientation, aux options idéologiques d’un média étranger. De la dénonciation d’un fait — truquer, falsifier — à l’incrimination d’une vision, d’une sélection, d’une interprétation, qui pourrait perturber le processus démocratique. La confusion entre faits inventés et pensées douteuses mène vite à exclure des théories réputées complotistes, des opinions qualifiées d’extrémistes, des jugements qui inciteraient à la violence ou à la discrimination, des discours jugés sur leurs intentions perverses, etc. On ouvre ainsi la porte à l’interdiction des intentions inacceptables (comme ce fut le cas pour la loi allemande dite “NetzDG” qui sert plus le politiquement correct que le factuellement vérifiable). Pour mémoire, en Indonésie, une “fausse nouvelle” peut être punie de six ans de prison. Nous n’en sommes pas là, mais ne donnons pas de mauvaises raisons à la répression.
Derrière la proposition de loi française, il y a probablement un facteur personnel. Emmanuel Macron a fortement réagi aux attaques de Russia Today ; il s’est persuadé que des puissances étrangères complotaient contre son irrésistible ascension. Il est sans doute enclin à croire que ceux d’en bas, ceux qui n’adhèrent pas à son projet pragmatique et ouvert sont victimes d’une propagande ou d’une intoxication qui les coupe du réel. Le président verrait volontiers les prochaines batailles politiques comme l’affrontement du camp du vrai et de l’évident contre le camp des populistes en proie à leurs fantasmes et ignorants des réalités. Lui donner l’arme de la loi ne serait pas rendre service au débat démocratique.
Fake News, la grande peur, de François-Bernard Huyghe, VA Press, 128 pages, 14 €.
Source :© Des “fake news” au vrai contrôle