
DÉCRYPTAGE – Le tandem avec la France n’est plus au cœur de la politique de l’Allemagne, tentée d’épouser toujours plus la cause orientale au sein de l’Union européenne.Source:© Dans un virage stratégique, Berlin s’éloigne de Paris
DÉCRYPTAGE – Le tandem avec la France n’est plus au cœur de la politique de l’Allemagne, tentée d’épouser toujours plus la cause orientale au sein de l’Union européenne.
Correspondant à Berlin
Après les problèmes «d’agenda», place à la «redéfinition stratégique» des relations franco-allemandes. Il n’a pas fallu vingt-quatre heures à Bruno Le Maire pour abandonner la version diplomatique justifiant le report du Conseil des ministres franco-allemand, prévu le 26 octobre. Le couple Paris-Berlin connaît des moments «difficiles» a finalement reconnu le ministre des Finances, alors que les fonctionnaires allemands mis à contribution pour la rencontre de Fontainebleau ne cachaient pas leur ennui de devoir se plier à cet exercice imposé. Exit donc le Conseil des ministres. Mercredi à l’Élysée, Emmanuel Macron et Olaf Scholz se pencheront directement sur le malade, dont l’état de santé n’inspire pas la même inquiétude de part et d’autre du Rhin.
À Berlin, où l’attention du gouvernement est focalisée sur les difficultés économiques domestiques, la brouille est passée relativement inaperçue. Cette apathie n’est pas faite pour rassurer Paris, qui y voit le symptôme d’une désaffection unilatérale. Au pire, le prélude d’un abandon. «Il n’est bon ni pour l’Europe, ni pour l’Allemagne, que (cette dernière) s’isole», a mis en garde Emmanuel Macron. Son homologue nie placidement: «L’Allemagne a toujours agi de façon très solidaire», assure le chancelier.
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Lors du Conseil européen, les différends conjoncturels entre les deux capitales se sont focalisés sur la gestion des approvisionnements énergétiques. Mais ces querelles ne sont que l’arbre cachant la forêt. «L’Allemagne est à un moment de changement de modèle dont il ne faut pas sous-estimer le caractère déstabilisateur», a analysé dans Les Échos le président français, susceptibles d’alimenter deux visions irréductibles du développement de l’UE.
«Une nouvelle ligne de fracture avec les pays d’Europe centrale»
En 2017, l’Élysée avait reproché à Angela Merkel d’ignorer le discours européen de la Sorbonne d’Emmanuel Macron. Cinq ans plus tard, le 29 août dernier, Olaf Scholz a corrigé cette négligence allemande et répondu à son allié via, cette fois le discours de Prague. Ce plaidoyer pour la réforme d’une future Europe élargie a été prononcé en plein cœur de l’Europe centrale, à l’université Charles. Tout un symbole.
Beau joueur, le président de la République a salué la référence répétée du chancelier à la «souveraineté économique» de l’UE. Emmanuel Macron avait lui théorisé et promu ce concept au sortir de la pandémie: l’idée d’une Europe autonome protégeant ses approvisionnements régaliens, dans la santé, la sécurité ou l’énergie. Pour le reste, «il n’y a rien dans les propositions de Scholz susceptible de satisfaire la France», constate Martin Koopman, directeur de la fondation Genshagen.
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Au chapitre sécuritaire, le chancelier a superbement ignoré les projets de coopération militaro-industriels nourris en plusieurs décennies par les deux partenaires. Il a surtout défendu l’idée d’un élargissement plus à l’est, de 27 à 30 voire 36 membres, de l’Union européenne. L’idée est défendue de Prague à Tallinn en passant par Varsovie. À l’inverse, Paris privilégie le développement d’un «noyau dur» de pays, engagés à approfondir l’intégration. La proposition du chancelier de recourir à la majorité qualifiée en matière de politique étrangère et de fiscalité communautaire, se révèle peu opérationnelle, car elle nécessitant une renégociation – à l’unanimité – des traités. «Je suis engagé en faveur de l’élargissement de l’UE. Le fait que celle-ci continue à croître vers l’est est une situation gagnant-gagnant pour tout le monde», a insisté Olaf Scholz le 15 octobre.
Ses prédécesseurs, dont Angela Merkel, ont toujours veillé à placer leur pays au centre géographique de l’Europe. C’est pourquoi l’irruption de la guerre, dans un pays pacifiste, suspecté de connivence avec le Kremlin, nourrit dans le gouvernement Olaf Scholz un sentiment de culpabilité à l’égard de ses voisins orientaux, eux qui prenaient au sérieux la menace russe. «L’Allemagne qui a toujours misé sur sa centralité voit s’ouvrir une nouvelle ligne de fracture avec les pays d’Europe centrale. Elle doit désormais leur donner des gages pour tenter de combler le fossé», décrypte Éric-André Martin, secrétaire général du Comité d’étude des relations franco-allemandes (Cerfa).
Aujourd’hui, il existe un consensus sur ce qu’on ne peut plus faire en matière sécuritaire. En revanche, on ne sait pas du tout par quoi remplacer l’existant
Manuel Lafont Rapnouil, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay
«Nos amis nous mettaient en garde depuis longtemps et nous ne les avons pas écoutés. Veillons maintenant à ne pas répéter une telle erreur», confirme la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock. Son mea-culpa n’attendrit guère ses voisins. Varsovie renvoie Berlin à son statut d’ancienne capitale nazie et exige des réparations de guerre. La Pologne et la République tchèque critiquent les atermoiements du gouvernement dans la livraison de chars à l’Ukraine. «Nous, nous sommes prêts à mourir pour notre liberté. Êtes-vous prêts, vous aussi l’Allemagne, à mourir pour défendre votre liberté?» s’interrogeait tout récemment lors d’un séminaire de la Fondation Korber, le ministre de la Défense letton, Artis Pabriks.
Pour le vice-premier ministre de ce petit pays Balte, l’Allemagne appartient à «l’Ouest», une catégorie géographique et politique dans laquelle il classe, sur un ton volontiers méprisant, les pays fondateurs de l’UE, repus et «aveuglés par leur naïveté à l’égard de la Russie». La France fait aussi partie de ce club. Elle appartient, selon le gouvernement polonais, à cette «oligarchie européenne» qui, outre Paris, comprend Berlin et Bruxelles.
Aux yeux de ces ex-Républiques soviétiques, François Hollande, Angela Merkel et leurs successeurs se sont compromis en pactisant avec Vladimir Poutine lors des accords de Minsk sur le Donbass (2015). Dans la nouvelle configuration géopolitique née de la guerre, qui favorise les radicaux, les experts décrivent une Allemagne tentée d’épouser toujours plus la cause orientale de l’UE, pour des gains incertains. Au risque de s’aliéner, plus à l’ouest, le soutien de Paris.
Résurrection du «triangle de Weimar»
Côté militaire, «l’appel de l’Est» se traduit par cette formule, maintes fois répétée: «La sécurité de l’Europe orientale est la sécurité de l’Allemagne.» Olaf Scholz promet d’investir 100 milliards d’euros dans la Bundeswehr, permettant à l’horizon 2026 de respecter les engagements financiers de l’Allemagne auprès de l’Otan (soit 2% du PIB). Dans l’immédiat, l’Allemagne concentre ses efforts en Lituanie pour la mise sur pied dans ce pays Balte, d’une brigade sous commandement allemand. De même Paris renforce sa présence en Roumanie dans le cadre de l’Alliance atlantique. Autant de prés carrés qui se développent sous le parapluie de l’Otan, sans que n’émerge le concept de défense européenne promu par Emmanuel Macron.
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Dans une tribune dans Le Figaro , le 20 octobre, l’ancien président du Bundestag, Wolfgang Schäuble, propose à la France, à l’Allemagne et à la Pologne, de «former le noyau d’une communauté de défense européenne», et de se doter de «lignes directrices communes», susceptibles de rallier d’autres Européens. Voire de fusionner leurs armées nationales.
L’idée est partagée par l’ancien ministre polonais des Affaires étrangères, Jacek Czaputowicz. Selon le baromètre 2022 du German Marshall Fund, 60% des Polonais jugent «très important» le rôle de l’UE dans «la sécurité» de leur pays, plus que les Allemands (41%) et les Français (30%). Néanmoins, ces opinions divergent de celles du parti PiS au pouvoir à Varsovie, isolationniste et eurosceptique. Pour le gouvernement polonais, seuls les États-Unis – plus encore Donald Trump que Joe Biden – sont en mesure de garantir la sécurité du pays, et non pas ses voisins occidentaux.
Cette résurrection du «triangle de Weimar» n’inspire guère Paris. Pour plusieurs analystes, cette nouvelle floraison d’idées masquerait l’impréparation du gouvernement allemand et de la Bundeswehr, face à une opinion publique pacifiste, à se doter d’une doctrine militaire, s’appuyant sur 100 milliards d’euros de subventions. Selon un sondage récent de la Körber Stiftung, seuls 14% des Allemands souhaitent voir leur pays «davantage s’engager militairement». 68% d’entre eux s’opposent à ce que Berlin joue un «rôle militaire leader en Europe».
«Aujourd’hui, il existe un consensus sur ce qu’on ne peut plus faire en matière sécuritaire (coopérer avec la Russie, NDLR). En revanche, on ne sait pas du tout par quoi remplacer l’existant», constate Manuel Lafont Rapnouil, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay. «Pour l’Allemagne, cette question se révèle encore plus compliquée, et du coup il y a un risque d’inertie», s’inquiète le diplomate. Pour le moins, de tâtonnement.