FOCUS – Le mouvement séparatiste s’enracine dans l’histoire de l’État espagnol, dont il s’affirme la victime.
Le nationalisme catalan s’est transformé au cours des derniers mois en un mouvement séparatiste qui menace aujourd’hui de briser l’unité de l’un des plus vieux pays européens. L’Espagne, qui avait négocié habilement la sortie du franquisme et le retour de la démocratie au début des années 1980, se voit de nouveau plongée dans une crise historique de grande ampleur. Se nourrissant d’un discours national volontiers victimaire, qui voit le gouvernement central espagnol comme un éternel oppresseur, la Catalogne se prend à rêver à un destin distinct. À Madrid, cette menace contre l’intégrité nationale est perçue avec colère et ressentiment.
La crise a fait apparaître les fragilités d’un pays qui fut l’une des plus grandes et des plus riches puissances européennes. Sur fond de traumatismes anciens, ravivés par des rivalités nouvelles, partisans de l’indépendance catalane et défenseurs de l’unité de l’Espagne se retrouvent face à face, arc-boutés sur des positions incompatibles et opposées.
Au centre de la question catalane se trouve l’histoire particulière de l’Espagne, bien différente de ses voisins européens. «L’État espagnol a toujours été fragile», dit Bartolomé Bennassar, historien spécialiste de l’Espagne, et auteur d’une monumentale Histoire des Espagnols. «Sa construction est très différente de celle de la France ou de l’Angleterre, explique l’historien. Au lieu d’une agrégation progressive de provinces et de régions autour d’un noyau central, l’Espagne s’est constituée par la réunion volontaire de plusieurs royaumes pour des raisons dynastiques.»
Dans une péninsule longtemps divisée en divers royaumes, dont l’un musulman, l’État espagnol se constitue autour de l’union d’Isabelle de Castille avec Ferdinand d’Aragon en 1469. Dépendante de la couronne d’Aragon, la Catalogne se retrouve sous la coupe de l’État central, qui se construit autour de Madrid et de la Castille. En 1492, les deux souverains chassent les Arabes de la péninsule, avec la prise de Grenade qui met fin à huit siècles de présence musulmane. Ils se lancent à la conquête du Nouveau Monde que vient de découvrir pour eux Christophe Colomb.
Le Siècle d’or commence, période pendant laquelle le rayonnement de l’Espagne, devenue un empire mondial en même temps que la plus grande puissance européenne, connaît son apogée, économique, culturel et militaire.
Mais du point de vue de la Catalogne, cet essor d’un État espagnol centré sur la Castille est vu comme le début d’une période sombre. Barcelone, grand port de la Méditerranée, se voit frustré de son rôle de métropole par Madrid, ville placée en altitude au centre de la Péninsule, loin des routes commerciales, et uniquement tournée vers l’administration de l’empire. L’Inquisition et le garrot précèdent le franquisme dans la légende noire narrée par les Catalans, dans laquelle l’État central a toujours le mauvais rôle.
Opposition constante au centralisme castillan
L’histoire catalane se déroule parallèlement, avec d’autres dates, d’autres héros. Les Catalans considèrent la création du comté de Barcelone en 987 comme leur premier État indépendant, dont fut fêté en 1987 le millième anniversaire. Pour les Espagnols, le comté faisant alors partie de la couronne d’Aragon, n’étant pas nommé Catalogne et n’ayant jamais eu de roi, cet État n’existe pas.
Une autre particularité est le développement dès le Moyen Âge en Catalogne d’un système d’assemblées locales, les Corts Catalanes, considérées comme une ébauche de représentation populaire et l’une des premières formes d’institutions démocratiques européennes, opposée à la société militaire et féodale de la Castille. Ces assemblées donnent naissance à la Généralité catalane ; celle-ci et la municipalité de Barcelone sont les ancêtres du gouvernement autonome catalan actuel.
L’histoire catalane est aussi celle d’une opposition constante au centralisme castillan. En 1640, une jacquerie opposée aux impôts de Madrid, donne naissance à la révolte des «Faucheurs», finalement écrasée par l’Espagne en 1652. Cet épisode donne son nom à l’hymne national catalan, composé au XIXe siècle, Els Segadors (les faucheurs).
Plus étrange encore est le choix de la fête nationale catalane, la Diada: au lieu de célébrer une période d’indépendance de la Catalogne, le jour choisi est celui de sa fin, le 11 septembre 1714, quand Barcelone est vaincue par les troupes franco-espagnoles après avoir pris le parti des Habsbourg contre les Bourbons pendant la guerre de Succession d’Espagne. À cette époque, l’idée nationale catalane semble éteinte pour de bon. Si le catalan reste parlé par les paysans et les classes populaires, le castillan devient la langue de la bourgeoisie.
Le nationalisme catalan renaît pourtant au XIXe, à la faveur de la nouvelle prospérité de la Catalogne. L’industrie textile se développe, et les villes catalanes deviennent des cités de manufacture. Des fortunes se créent, et Barcelone devient une métropole prospère alors que Madrid, qui perd son empire américain, entre dans une période de déclin. «Un mouvement nationaliste apparaît, comme dans le reste de l’Europe»,explique l’historien Benoît Pellistrandi. «Ce mouvement est centré sur la langue et la culture, un peu comme en Allemagne ou en Italie, explique-t-il. En 1906, Enric Prat de la Riba, un homme politique catalan, publie La Nationalité catalane, livre qui joue un rôle fondamental dans l’émergence du catalanisme, la revendication autonomiste catalane. Autour se met en place la vision victimaire de l’histoire, qui fait de l’Espagne l’éternel oppresseur de la Catalogne.»
Puissants courants anarchistes
Des divergences économiques suscitent aussi de nouvelles tensions. En 1842, des émeutes éclatent à Barcelone contre un accord de libre-échange signé avec l’Angleterre, qui menace l’industrie textile. La répression est menée avec dureté, et le général espagnol qui mate le soulèvement dira : «Il faut bombarder Barcelone au moins une fois tous les cinquante ans.»
Les guerres carlistes, qui déchirent l’Espagne pendant le XIXe siècle, alimentent aussi de nouvelles tendances séparatistes en Catalogne. La Première République espagnole, brève expérience décentralisatrice, établit pour la première fois un État fédéral en 1873. Les chartes catalanes sont restaurées, ainsi que la Généralité, le gouvernement autonome catalan.
Devenue une région industrielle, la Catalogne compte dans les années 1930 une importante population ouvrière et de puissants partis de gauche, socialistes, communistes et anarchistes. Quand le Front populaire remporte les élections de 1936, une fièvre révolutionnaire s’empare de Barcelone. Des anarchistes et des syndicats marxistes prennent les armes, et des exactions sont commises contre leurs adversaires. Prêtres et conservateurs sont massacrés, des églises détruites. L’atelier de Gaudí, l’architecte de la Sagrada Familia, la cathédrale emblématique de Barcelone, est mis à sac. Cette période chaotique, décrite dans le célèbre Hommage à la Catalogne de George Orwell, voit le camp républicain se déchirer. Les Brigades internationales combattent les nationalistes sur l’Èbre, pendant que s’affrontent à Barcelone les trotskistes du Poum et le Parti communiste stalinien.
Le repli à Barcelone du gouvernement républicain est aussi source de tension entre les Catalans et les Espagnols au sein du camp antifranquiste. La défaite de la République sur l’Èbre en décembre 1938 voit la chute de la Catalogne, et les troupes franquistes entrent dans Barcelone en janvier 1939, marquant le début d’une nouvelle période de répression féroce.
Des exécutions sommaires ont lieu, et le régime franquiste prend des mesures draconiennes contre la Catalogne, vue à la fois comme un foyer séparatiste et l’un des bastions de la gauche et de l’extrême gauche espagnole. L’usage du catalan est interdit et les noms des rues sont changés, le drapeau catalan est interdit. «La guerre civile espagnole reste la plaie la plus profonde, dit Bartolomé Bennassar. Son souvenir continue d’alimenter l’idée d’une Catalogne éternelle victime de l’oppression espagnole, cette fois incarnée par la figure de Franco.»
Après la mort de ce dernier, qui donne lieu à des manifestations de joie en Catalogne, la démocratie accorde une large autonomie à la Catalogne. Une Constitution est adoptée en 1978, établissant une monarchie constitutionnelle, en même temps que donnant une large autonomie aux provinces espagnoles. Ces communautés autonomes octroient à toutes les régions les mêmes droits que la Catalogne ou le Pays basque. Surnommé «Café para todos», (café pour tous), ce système évite de donner l’impression d’accorder des privilèges aux seuls Catalans. «C’est le coup de génie d’Adolfo Suárez, le premier ministre de l’époque», explique Benoît Pellistrandi. Mais les concessions en matière culturelle permettent de développer l’enseignement d’une histoire parallèle catalane.
«Le nationalisme catalan a rêvé d’une nation et s’est inventé un ennemi espagnol pour exister. Le problème est que cette vision de la Catalogne comme l’éternelle victime de Madrid est passionnelle, instrumentalisée et fausse. Plus qu’un problème historique, c’est un problème fabriqué et extraordinairement émotionnel, conclut Pellistrandi. La société catalane est en proie à une pathologie nationaliste anachronique, vieille de 150 ans, et qui resurgit aujourd’hui. Et il est devenu presque impossible de démêler tout ça.»
Source:© Comment est né le nationalisme catalan