Histoire d’un livre. C’est en apprenant qu’Internet a failli être une invention hexagonale qu’Eric Reinhardt s’est lancé dans l’écriture de son réjouissant nouveau roman.
« Comédies françaises », d’Eric Reinhardt, Gallimard, 478 p., 22 €, numérique 16 €.
Peut-on mettre le doigt sur les moments où un destin bifurque, les événements qui dévient le cours des choses ? Cette question est récurrente dans les livres d’Eric Reinhardt – dans le merveilleux Cendrillon (Stock, 2007), plusieurs avatars figuraient par exemple les existences que l’écrivain aurait pu mener si… On retrouve cette interrogation dans Comédies françaises, dont le protagoniste est un jeune homme traquant les « instants décisifs ». Parmi lesquels celui où la France est passée à côté de la possibilité de devancer les Etats-Unis dans la création d’Internet.
Si un « instant décisif » a bien mené à l’écriture de Comédies françaises, il s’est produit le 25 mars 2013. Dans Libération, Eric Reinhardt lit un article sur la remise d’une récompense par la reine d’Angleterre à un Français nommé Louis Pouzin et à quatre autres pionniers d’Internet – l’un britannique, les autres américains. Louis Pouzin avait conçu la transmission de données électroniques par paquets, le datagramme, avant que ne soit interrompu, en 1975, le programme de recherche auquel il participait.

L’écrivain est frappé de découvrir ce pan français de l’histoire, présentée comme américaine, d’Internet. Surtout, il est traversé par « une intuition de romancier » : « Je me suis dit qu’une personne, à un moment, forcément, avait dit non à l’invention de Louis Pouzin, et juré de l’identifier », raconte-t-il, joint par « Le Monde des livres ». Quelques recherches, d’un « site de geeks » à un autre, l’amènent à découvrir un autre personnage, Maurice Allègre, délégué général à l’informatique dans les années 1970 : « Il avait fait tout son possible pour imposer aux pouvoirs publics de suivre et développer l’idée de Louis Pouzin. » En vain.
« Cette calamiteuse erreur de la France »
Le temps de terminer puis d’accompagner son roman L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), et Eric Reinhardt se lance, début 2015, dans « l’énorme projet » dont il a parlé sans le détailler à son éditeur, Ludovic Escande. Il commence par rencontrer Louis Pouzin (une fois) et Maurice Allègre (trois). Tous deux évoquent Ambroise Roux (1921-1999), industriel et lobbyiste, qui convainquit le président Valéry Giscard d’Estaing, entre autres, de renoncer au projet européen « Unidata » dont relevaient les recherches de Pouzin.
Le voilà donc, le « rouage déterminant dans cette calamiteuse erreur de la France », dont Reinhardt avait pressenti l’existence. Sans vouloir désigner un « bouc émissaire », il se dit qu’à travers cette histoire, il va pouvoir « renouer avec la veine mordante et sarcastique de [ses] premiers romans » (Le Moral des ménages, Existence, Stock, 2002, 2004…). Cette envie de dresser un portrait « au vitriol » d’Ambroise Roux n’exclut pas de mener en amont une « enquête » sur lui, en interrogeant des personnes l’ayant fréquenté de près, comme le journaliste Pierre Péan (1938-2019), ou le haut fonctionnaire devenu patron de Renault Louis Schweitzer.
Par quel biais restituer le savoir accumulé ? Si le travail littéraire pour « sculpter » cette matière est fondamental, la question des personnages ne l’est pas moins (« C’est central, chez lui », note Ludovic Escande). Eric Reinhardt éprouve « une grande lassitude » à l’idée de recourir à un personnage qui lui ressemblerait et aurait son âge (il est né en 1965). Entre 2016 et 2017, il a écrit ce qu’il envisageait initialement comme une partie de son projet : l’évocation du cancer de son épouse, dix ans plus tôt. Rapidement, ces pages auxquelles il n’aurait « pas osé » s’atteler s’il avait d’emblée pensé en faire un livre à part deviennent La Chambre des époux (Gallimard, 2017).
Adrian devient Carlotta qui devient Dimitri
Au moment de se remettre à son « roman du datagramme », saisi par une envie de « déplacement », il s’inspire (avec son autorisation) d’un ami, né en 1989, dans lequel il voit un symbole de la jeunesse d’aujourd’hui « mobile, pas du tout sédentaire ». Il en tire d’abord un personnage nommé Adrian, auquel il confie l’enquête sur le datagramme, et la « deuxième ligne romanesque » du texte, à savoir un coup de foudre pour une femme croisée à plusieurs reprises. Mais l’auteur se sent « mal à l’aise », se pose beaucoup de questions sur la possibilité d’évoquer aujourd’hui un garçon qui aborde les filles dans la rue… Adrian devient Carlotta : « D’un seul coup, elle a donné au texte une rapidité, une énergie, qui m’ont beaucoup plu. »
Mais alors qu’il est « à la moitié de [son] livre », cet obsessionnel de la précision s’interroge sur sa légitimité à se glisser dans la peau d’une jeune lesbienne, ce qu’il sait des lieux qu’elle peut fréquenter. Il décide de retransformer son personnage en garçon, Dimitri, mais un garçon qui serait sorti « hybridé » de sa « phase Carlotta » et en garderait la liberté.
Des moments décisifs pour l’écriture du roman, il y en eut bien d’autres, au fil du travail de construction comme du polissage de la langue. L’un des derniers a eu lieu le 24 décembre : un peu déprimé que deux amis l’aient conjuré de renoncer au titre qu’il envisageait (et ne nous dévoilera pas), Eric Reinhardt visite une exposition au Palais de Tokyo, à Paris, et tombe en arrêt devant un tableau de la Française Nina Childress intitulé Comédie française : « J’ai été jaloux de ce titre. »
Dans l’« ivresse » de la soirée de Noël, il comprend que le pluriel conviendrait mieux à son roman, à cet entrecroisement d’histoires, ce récit « un peu cruel et masochiste » d’un ratage français. Qui est, pour ce qui le concerne, une réjouissante réussite.
CRITIQUE
Les visionnaires empêchés
On l’apprend dès la première page : Dimitri Marguerite est mort, dans sa 27e année. Quel enchevêtrement de circonstances, de décisions, d’effets du hasard a mené le jeune homme sur la route de Bretagne où il a perdu la vie dans un accident de voiture ? C’est ce que va s’attacher à restituer Comédies françaises, au fil de ses presque 500 pages à la vivacité remarquable, qui prend le temps – de présenter ses personnages, de les laisser se déployer, de faire preuve de pédagogie mais sans lourdeur – et avance pourtant à toute allure.
Avec Dimitri, on suit un garçon brillant et insaisissable, libre dans ses choix amoureux et sexuels comme dans sa manière de mener son existence professionnelle, qui court après une femme croisée à plusieurs reprises dans des lieux éloignés, et se passionne pour l’histoire de l’invention d’Internet. Et plus précisément pour la manière dont la France est passée à côté de la possibilité de l’inventer – avec l’intention de venger, par un livre, les visionnaires empêchés
Ce pourrait être austère, raide, mais, de son matériau documentaire autant que de son intrigue sentimentale, Eric Reinhardt fait un usage virevoltant. Sa langue souple, rieuse (avec son art consommé de rapporter les discours) s’adapte à tous les changements de ton et de tempo que l’auteur impulse à son roman pour en décupler l’intérêt esthétique et la drôlerie. Mais aussi pour faire le compte des forces, occultes ou visibles, grandes et petites, qui agissent les individus et les sociétés.
Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.
Sélectionné pour le prix littéraire Le Monde 2020
Source:© « Comédies françaises », d’Eric Reinhardt : sur les traces du fiasco de l’Internet français