DISPARITION – Le réalisateur de Shoah est mort jeudi à l’âge de 92 ans. Il fut également un intellectuel engagé, proche de Sartre et de Beauvoir, qui ne dédaignait pas les polémiques.
«On aura compris que j’aime la vie à la folie et que, proche de la quitter, je l’aime plus encore, au point de ne même pas croire à ce que je viens d’énoncer…» Voilà ce que Claude Lanzmann confiait dans les premières pages de son récit autobiographique Le Lièvre de Patagonie, paru il y a près de dix ans. L’auteur de Shoah, une œuvre immense qui a marqué le XXe siècle, s’est éteint jeudi 5 juillet à son domicile parisien. On l’oublie, Claude Lanzmann fut également homme de lettres, comme son frère, Jacques, écrivain, scénariste et fameux parolier de Jacques Dutronc. Deux Lanzmann évoluant dans des univers si différents. Sa sœur, Évelyne, était comédienne sous le nom d’Évelyne Rey.
Le futur réalisateur aura été sans cesse encouragé dans la vie par des rencontres décisives. À 20 ans, alors qu’il est en hypokhâgne, il rencontre le futur écrivain et polémiste Jean Cau, avec lequel il restera proche («Cau et moi étions passés maîtres dans l’art de la séduction par les mots», racontait-il un peu crânement). C’est lui qui lui fait découvrir l’œuvre de Sartre. Quelques années plus tard, Lanzmann part avec Michel Tournier et Gilles Deleuze à Tübingen, étudier la philosophie. Il dit qu’il veut voir «les Allemands en civil».
En 1952, la rencontre avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir bouleverse la vie de Claude Lanzmann, alors rewriter à France Dimanche. Le père de l’existentialisme et l’auteur du Deuxième Sexe lui ouvrent les portes des Temps modernes, revue alors très influente. À leurs côtés il devient un intellectuel engagé, signataire du «Manifeste des 121», protestant contre la répression en Algérie (1960).
Homme de convictions, caractère bouillonnant, il n’était pas avare d’emportements et ne détestait pas la polémique
Le jeune journaliste est aussi l’amant du Castor, pour quelques années. Son extraordinaire vitalité séduit la philosophe. Dans La Force des choses, elle écrira joliment: «La présence de Lanzmann auprès de moi me délivra de mon âge.»
Il restera fidèle à l’amitié profonde qui le liait intimement à Beauvoir. Naîtra une correspondance abondante et enflammée, restée inédite à ce jour – Lanzmann a vendu ces 112 lettres à l’université de Yale.
À la disparition du Castor, en 1986, Lanzmann (qui épousera l’actrice Judith Magre) prendra les rênes des Temps modernes. Dans Le Lièvre de Patagonie, ouvrage inclassable, tenant du récit, des Mémoires, de l’autobiographie, on trouve des évocations, des souvenirs qui se succèdent et s’emboîtent, traversés par près d’un siècle d’histoire chaotique. Il revient sur son enfance, évoque ses nombreuses amours et ses noires inimitiés, commente ses reportages (Corée du Nord) et revient longuement sur la genèse et l’accueil de Shoah, film monumental sur la mémoire sorti en 1985. On croise aussi des portraits au fusain du poète Max Jacob, de Silvina Ocampo ou encore de son mentor, le patron de presse Pierre Lazareff, qui le fit travailler à Elle.
Homme de convictions, caractère bouillonnant, il n’était pas avare d’emportements et ne détestait pas la polémique. Après un numéro des Temps modernes sur Katyn (1987) qui présente la thèse soviétique du crime nazi de façon trop ostentatoire, il croise le fer avec Jean-François Revel, qui, dans La Connaissance inutile, l’accuse d’«ignorance volontaire du passé». Quand en 2012, Michel Onfray publie un livre sur Camus où Lanzmann juge que Sartre n’est pas à sa juste place, il dégaine. Alors que le romancier Yannick Haenel publie un roman sur le résistant polonais Jan Karski, l’auteur du Dernier des injustes s’énerve encore, contestant la présentation de l’histoire. Son caractère bougon, ses positions tranchées, parfois contradictoires, n’empêchaient pas des amitiés inattendues comme celle, virile, qui le lia à l’auteur de SAS, Gérard de Villiers, ou, plus raffinée, à Jean d’Ormesson, dont il partageait souvent la table.
«Lanzmann me touche comme l’homme qui est allé là où personne n’était encore allé…»
Un ouvrage collectif réalisé l’an passé, Claude Lanzmann. Un voyant dans le siècle (Gallimard), montrait l’envergure et les diverses facettes du personnage. Juliette Simont, codirectrice des Temps modernes, posait la question suivante: «Quelle est pour vous la signification vive de ce qu’a transmis Claude Lanzmann?» Des personnalités aussi différentes que les cinéastes Arnaud Desplechin et Luc Dardenne, les écrivains Boualem Sansal, Philippe Sollers, Jean Hatzfeld, l’homme d’État Shimon Pérès avaient répondu. Leurs contributions brossaient de lui un portrait subtil et fascinant.
Bien sûr, il était beaucoup question de Shoah, cette «œuvre-vie». Ainsi le romancier Marc Lambron écrivait: «Lanzmann me touche comme l’homme qui est allé là où personne n’était encore allé…»
La mort le hantait. En 2015, il avait pris position contre l’évolution de la législation sur la fin de vie vers l’euthanasie, s’exclamant d’un ton vigoureux rendu touchant par l’âge: «J’estime qu’il n’y a pas de loi possible autour de la mort: depuis le commencement du monde, les hommes meurent, et cela sans loi.»
L’année dernière, la disparition prématurée de son fils, âgé de 24 ans, l’avait beaucoup atteint, au moral et au physique. Ce grand vivant vient de rendre les armes.
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Thierry Clermont Journaliste
Source : © Claude Lanzmann, une vie pour la mémoire