Dans Bilan de faillite, l’écrivain médiologue retrace son itinéraire politique et idéologique. Derrière l’apparent constat d’échec, un formidable acte de transmission.
Qu’avez-vous en banque ou dans vos tiroirs? est une question à laquelle il est plus facile de répondre qu’à un fâcheux: qui êtes-vous ?» Répondre à cette question a sans doute été l’aventure de la vie de Régis Debray et le vrai but de son œuvre tout aussi personnelle que politique. Dans son dernier essai Bilan de faillite(Gallimard), une longue lettre à son fils bachelier hésitant sur la filière à suivre, le particulier le dispute à l’universel, la réflexion sur notre devenir collectif à l’introspection. L’écrivain fait le point sur sa propre existence et prend acte de la fin d’une époque. Sans sensiblerie, mais avec sensibilité, il dévoile ses illusions perdues, en même temps que celles de toute une génération.
Aventurier, intellectuel engagé, conseiller du prince, Candide à sa fenêtre, Debray, du maquis bolivien au palais de l’Élysée, s’est démultiplié pour mieux se chercher. À 20 ans, partisan de la lutte armée contre les dictatures d’Amérique latine, il a vu les insurrections se défaire les unes après les autres. À 40 ans, conseiller de François Mitterrand, assagi, il a observé, impuissant, la conversion des socialistes au capitalisme mondialisé. À 60 ans, gaullo-chevènementiste, plaçant ses derniers espoirs dans un renouveau de la gauche républicaine, il a assisté impuissant à la destruction de la nation par l’Europe marchande et les communautarismes. Les anciennes utopies ont disparu, les révolutions ont toutes échoué. Sauf celles engendrées par la Silicon Valley. «Trotski fait rêver, et Mitterrand causer, mais c’est le smartphone qui a changé la vie, non le Programme commun et ses cent dix propositions», écrit Debray.
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Dans ce nouveau monde ubérisé, le médiologue se sent un peu obsolète. Comme le moine copiste après la naissance de l’imprimerie. Pas question, cependant, de passer pour un vieux schnock. Malicieux, Debray sait que le meilleur moyen d’éviter la critique est encore de faire son autocritique. Alors, il dépose le bilan. Se félicite que son fils emprunte la voie techno-scientifique. Et renonce à agir sur les événements par la force des mots et des idées. Sans rien renier ni regretter.
Un livre testament
«Avec clins d’œil et sourires.» Car Debray peut désormais répondre à la question: «Qui êtes-vous?» De ses idéaux révolutionnaires, il n’a gardé aucune passion pour les «ismes», mais le goût de l’épopée, le souvenir des «bouffées d’oxygène qu’offre l’adhésion à une cause jusqu’à l’oubli de soi». De son itinéraire intellectuel, l’amour des livres et des formules ciselées, le sens de l’Histoire et du sacré. De la vie, «le plaisir des commencements, les plus vifs de tous, dans les études comme en amour.»
Malgré les apparences, derrière Bilan de faillite se cache un livre testament. Un formidable acte de transmission. L’héritage de Debray est moins idéologique que littéraire. Il est d’autant plus précieux.
Bilan de faillite, de Régis Debray, Gallimard, 155 p., 15 €.
Source : ©Bilan de faillite: le testament de Régis Debray