Les convocations de hauts dirigeants se multiplient, mais la corruption reste systémique.
À Beyrouth
La nouvelle a causé une onde de choc au Liban. Le 23 octobre, la juge Ghada Aoun lançait des poursuites contre l’une des plus grosses fortunes du pays, l’ancien premier ministre Najib Mikati, soupçonné d’enrichissement illicite. Ce coup d’éclat représentait un symbole fort, sept jours seulement après le début d’importantes manifestations appelant à la démission de la classe politique, accusée d’avoir entraîné le pays dans sa pire crise économique depuis la fin de la guerre civile en 1990.
Emboîtant le pas à la juge Aoun, le procureur financier s’est attaqué à une flopée de ministres et de hauts fonctionnaires réputés intouchables. Pour la première fois, ces suspects haut placés se voient obligés de collaborer avec une justice qu’ils avaient le luxe, auparavant, d’ignorer. «Les hommes politiques viennent calmement chez moi depuis le début des manifestations», indique un juge sous le couvert de l’anonymat, se remémorant avec une certaine satisfaction ce ministre influent obligé de pointer dans son bureau et dont le dossier fait «un mètre de longueur et un demi-mètre d’épaisseur».
Mais pour de nombreux spécialistes du droit libanais, ces initiatives ne représentent rien de plus que des actes politiques destinés à marquer les esprits, plus révélatrices de la fébrilité du pouvoir que synonymes de vrai changement au sein de la justice. «Ces poursuites ne sont pas crédibles. Elles répondent à des demandes politiques, rien de plus,» observe Nadine Farghal, avocate à la cour et membre d’un comité de défense des manifestants.
Les Libanais comprennent que leur système ne fonctionne plus seulement parce qu’ils n’en tirent plus profit.
Le journaliste libanais Riad Kobeissi
Au Liban, l’influence des politiques sur la justice est un secret de polichinelle. Le nombre d’hommes politiques envoyés derrière les barreaux se compte sur les doigts de la main dans un pays classé au 138e rang sur 180 pays dans le dernier classement de l’ONG Transparency International, un indice de mesure de la perception de la corruption. «Il faudrait mettre la moitié des hommes politiques en prison. Ceux qui n’ont pas volé l’argent public ont couvert les autres», s’insurge le journaliste libanais Riad Kobeissi, l’un des plus importants pourfendeurs de la corruption dans le pays.
Cynique, il souligne que la fièvre anticorruption qui s’est emparée des Libanais s’explique surtout par la crise économique. Des dizaines de milliers de personnes ont perdu leur emploi ces derniers mois, tandis que d’autres sont payés la moitié de leur salaire, selon une étude récente. «Les Libanais comprennent que leur système ne fonctionne plus seulement parce qu’ils n’en tirent plus profit», avance-t-il.
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Cela n’a pas empêché la «révolution» – terme utilisé par les sympathisants du mouvement de contestation – de marquer quelques victoires significatives. Le 17 novembre, un bâtonnier indépendant, Melhem Khalaf, était élu à la tête de l’ordre des avocats de Beyrouth, alors que les candidats représentant les partis politiques s’étaient ligués contre lui. Une première. À l’annonce de son élection, des cris de «révolution» ont fusé parmi ses collègues.
Depuis, Melhem Khalaf s’est affiché, parfois tard dans la nuit, aux côtés de manifestants détenus dans des postes de police de la capitale pour s’assurer qu’ils ont accès à un avocat. «À partir du moment où l’on entend les gens réclamer leurs droits, on ne peut être qu’avec eux» confie-t-il au Figaro. Désireux aujourd’hui de «fédérer» derrière le «cri d’espoir» que représente son élection, Melhem Khalaf brosse un portrait peu flatteur de la justice de son pays. «Il faut insuffler de la démocratie dans le système. La classe politique a complètement ligoté le pouvoir judiciaire. Tant qu’il n’est pas indépendant, on ne verra jamais de vraie lutte contre la corruption.»
Des racines systémiques
Pour comprendre les racines de cette corruption, il faut remonter à 1943 et au pacte national qui a défini le Liban moderne comme un État basé sur la répartition des pouvoirs entre groupes confessionnels. Cet acte fondateur, censé protéger les 18 différentes minorités religieuses du pays, a engendré des pratiques clientélistes qui se reflètent au sein de la justice, où les nominations opèrent selon le même système: le procureur financier est chiite, le président du Conseil supérieur de la magistrature est maronite, le procureur général de la République sunnite, et ainsi de suite.
«On se retrouve dans une situation où le leader qui se considère comme représentant sa communauté religieuse va avoir le maître mot pour désigner un juge à son poste parce que les nominations judiciaires se font par décret ministériel», déplore Myriam Mhanna, chercheuse dans l’ONG Legal Agenda. Cette dernière est convaincue que c’est la pression de la rue qui a poussé la commission parlementaire de la justice à examiner, début décembre, une proposition de loi élaborée par Legal Agenda visant à réformer la loi sur l’organisation judiciaire.
Présentée l’année dernière par neuf dé
putés, elle vise, entre autres, à renforcer l’indépendance des juges pour qu’ils ne soient plus soumis aux pressions politiques. «Le juge libanais est complètement isolé. On ne peut pas lui demander d’être un héros et de lancer des actions en justice sans aucun filet de protection dans un système où la corruption est structurelle. S’il le fait, il sera envoyé au placard dès sa prochaine mutation», explique Myriam Mhanna.
En privé, ces percées sont accueillies favorablement par certains juges. «On ne peut pas continuer avec un système dont les piliers sont confessionnels. Il faut un pays laïc. Je suis avec le changement par n’importe quelle manière», affirme le juge précité. Reste un problème majeur: la fin d’un système confessionnel signifierait la disparition des dirigeants politiques libanais actuels. Une telle option semble improbable sans une escalade de la violence, que personne n’ose imaginer. Les plaies de la guerre civile sont encore fraîches. «Je pense qu’il y a un éveil, avance Melhem Khalaf, optimiste malgré tout. Nous sommes sur un chemin. Et cheminer va prendre du temps.»
Source:© Au Liban, les manifestations mettent la justice sous pression