CRITIQUE – L’écrivain français le plus connu dans le monde revient avec un huitième roman, à paraître le 7 janvier. Une somme crépusculaire de plus de 700 pages sur les maux de notre société.
Le huitième roman de Michel Houellebecq commence lentement, avec tous les atours d’une fiction de mystère. Dans d’«énormes parallélépipèdes de verre et d’acier», des experts de la Sécurité intérieure scrutent les attaques informatiques. Ils sont intrigués par un ensemble de figures géométriques et de symboles ésotériques que l’écrivain a reproduit en tête de son livre. La scène se passe à Paris, à la fin de l’année 2026, mais elle pourrait être partout dans le monde: l’ambiance glaciale est celle d’un thriller américain. Un homme politique est au cœur de l’intrigue, il est ministre de l’Économie et des Finances, prédestiné à devenir président de la République. Son prénom oriente le lecteur vers la figure de Bruno Le Maire et son goût pour «les charmes de l’économie dirigée à la française» et «un dirigisme (…) clairement assumé» vers une improbable hybridation avec Jean-Pierre Chevènement. Paul, un fonctionnaire de la Direction du budget, sert manifestement de porte-parole à l’auteur. C’est son destin que l’on va suivre pendant 736 pages, son existence que Michel Houellebecq a voulue exemplaire.
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Comme dans tous ses romans depuis Extension du domaine de la lutte, Michel Houellebecq met en scène de manière géniale l’anomie, le couple, la relation amoureuse, la solitude, la misère sexuelle. Avec une dimension «l’amour est plus fort que la mort», inédite chez lui, qui est le cœur vibrant de son nouveau roman. On a beau dire ou marmonner, c’est lui le meilleur. Il demeure le peintre inspiré des «non-lieux» dont a parlé l’anthropologue Marc Augé, le plus doué des écrivains de sa date pour décrire le combat d’un personnage avec un «distributeur de confiseries» dans une gare déserte.
Le lecteur jugera peut-être qu’« Anéantir » est un flâneur, un peu bavard, un peu « Houellebecq par Houellebecq », mais c’est ainsi que Michel est grand
Immergé dans son livre comme on plonge en apnée, le lecteur jugera peut-être qu’Anéantir est un flâneur, un peu bavard, un peu «Houellebecq par Houellebecq», mais c’est ainsi que Michel est grand. Pendant 300 pages, son écriture blanche, sans apprêt — la fameuse «plateforme» —, fonctionne à merveille. Le lecteur ne comprend pas très bien où veut le conduire l’écrivain, mais il joue le jeu et lui emboîte le pas dans un ébouriffant «tourne-pages». Conditionné par une admiration ancienne, on ne peut pas se résoudre à croire que ce roman soit un chemin mort qui ne mène à rien. Jusqu’au bout, on se persuade que derrière ce texte apparemment anodin se cache un grand texte, le roman sur le monde et la vie, la leçon magistrale sur l’art de «rester vivant» attendu d’un Michel Houellebecq qui réussirait enfin à ne pas s’extraire sans cesse de la vérité.
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La «juxtaposition de pentagones et de cercles» que Paul voit s’afficher sur l’écran de son ordinateur demeure cependant mystérieuse, comme beaucoup de choses dans le roman. Bruno s’ennuie, l’élection présidentielle approche, des bombes explosent: on croit avancer vers une mer inconnue et l’on s’aperçoit peu à peu qu’Anéantir est une manière de boucle de Möbius, qu’on pourrait éternellement recommencer depuis le début.
Nihilisme mou
Les admirateurs de Michel Houellebecq le resteront. Ils trouveront à son dernier roman, revêtu des oripeaux funèbres de «l’ultime», les harmoniques d’un sermon laïque et prosaïque sur la mort. Mais Houellebecq n’est pas Bossuet, il a oublié tout ce qu’il sait du catholicisme romain et des épîtres de saint Paul. Cet écrivain qui a créé les conditions pour dire et être dans le même temps ne les a pas toutes exploitées. Au terme d’un parcours éprouvant dans les hôpitaux et les lieux de fin de vie, il perd un peu le fil de son récit. L’âme de Paul se désagrège, le livre navigue vers le nihilisme mou.
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Michel Houellebecq est un personnage au sens propre du mot. Il porte un masque et sous ce masque un autre masque qui lui permet de regarder le monde avec ironie en se demandant: «Quel est celui que l’on prend pour moi?» Il peut tout se permettre et notamment de n’accepter aucune assignation à résidence. Et n’a pas besoin de le répéter avec Rimbaud pour qu’on l’entende murmurer «Je est un autre» – un signe du divorce de la Parole avec le Monde. Mais pour quoi faire?
C’est la question que se poseront ceux qui attendaient un livre en pleine lumière, un roman sans masque, ceux qui espéraient un Michel Houellebecq levant les yeux vers l’Être véritable et proclamant enfin: «Je suis celui qui est.» Au lieu de ça, on s’attarde, songeur, sur le coup de cymbales avec lequel s’achève Anéantir : «Mensonges.» Il faudra un jour oser écrire le mot vérité.
Source:© Anéantir, de Michel Houellebecq: la mélancolie de notre condition humaine