TRIBUNE – La légitime émotion suscitée par le meurtre de l’opposant saoudien n’interdit pas d’envisager toutes les hypothèses explicatives, argumente l’essayiste.
«Audiatur et altera pars», il faut toujours entendre la partie adverse. Tel n’est pas le cas dans le très spectaculaire assassinat de Khashoggi qui a déclenché une crise de dimension quasi mondiale autour de l’Arabie saoudite et à présent de la personnalité du chef de son exécutif, le prince héritier Mohammed Ben Salman (surnommé partout MBS).
Il s’agit là d’une question très sérieuse, car tout observateur non bourré de préjugés peut juger du caractère sombre et complexe de l’affaire. Et tout d’abord le problème du testis nullus, du témoignage nécessairement annulé par son caractère unique: on nous l’a répété à l’envi, toutes les révélations bien exactes sur le meurtre commis contre Khashoggi dans l’enceinte du consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul ne proviennent que d’une seule source, les services secrets turcs.
Or nous parlons ici d’une force de police épurée à trois reprises dans le passé récent et totalement soumise aux consignes du président turc Erdogan et son affidé principal Hakan Fidan, qui ont déjà, à eux deux, organisé le faux coup d’État qui, en l’espace d’une journée, aboutissait à l’arrestation de plus de 300 membres de la classe politique, de toutes les psychanalystes féministes de Turquie et de la totalité des responsables politiques kurdes modérés. Pour le dire comme nos confrères américains qui aiment cette expression: «If you believe Erdogan, you can believe everything.» Pourtant, il semble que, dans ce cas d’exception, la confiance la plus totale soit accordée à Erdogan.
Un prince impulsif et adepte de l’improvisation?
Certes, la véracité des témoignages immédiats des services turcs, et de leur impressionnant déploiement d’une machinerie sophistiquée au dehors et à l’intérieur du consulat saoudien, ne fait aucun doute. Pour le reste, le prince héritier MBS et son très fidèle collaborateur, le ministre des Affaires étrangères Joubeir, ont choisi de ne pas tergiverser, de reconnaître la responsabilité de l’État saoudien dans le meurtre et de présenter des excuses publiques à l’un des frères de la victime.
Reste à déterminer si le prince héritier, que l’on présente volontiers sans preuves comme l’instigateur de ce meurtre, est non seulement impulsif comme l’écrit souvent la presse, mais aussi complètement idiot et adepte de l’improvisation. Complètement idiot d’ordonner un crime d’État qui discrédite durablement l’Arabie saoudite, au moment où sa stratégie d’isolement sans violence du Qatar était en train d’aboutir à des résultats éminemment favorables, dont un début de recul de l’émirat voisin sur la question des organisations terroristes.
Improvisation que d’avoir accompli un meurtre «de sang chaud» sans se poser la question macabre de l’évacuation du cadavre, au vu des caméras turques et sans pouvoir se dispenser d’un scénario de grand-guignol de démembrement du corps de la victime. On le sait, le centre populeux et très actif d’Istanbul pouvait parfaitement se prêter à un meurtre mieux camouflé hors des locaux accusateurs du consulat et imputable au poison ou à l’accident de voiture non identifiée.
Les allées et venues de Khashoggi à Istanbul étaient connues de beaucoup de gens qui, comme dans une intrigue d’Agatha Christie, avaient toutes les raisons d’exercer une vengeance contre MBS
Tout ici laisse au moins ouverte la porte aux soupçons d’un coup monté. Nous avons même l’impression que les véritables auteurs de ce meurtre ont compulsé toute la tradition des faux assassinats dans le monde musulman pour tomber sur le précédent de 1966, où l’un des truands infiltrés dans la malheureuse affaire Ben Barka assassina de sang-froid le grand leader marocain à la stupeur des véritables organisateurs de son enlèvement, le roi Hassan II et son co-premier ministre Oufkir, lesquels, on le sait aujourd’hui, n’avaient jamais donné l’ordre d’assassiner Ben Barka ni même envisagé de mouiller dans ce scandale la monarchie marocaine tout entière.
Tout le reste, bien entendu, demeure purement conjectural, ce qui ne devrait pas empêcher de se poser quelques questions. Les allées et venues de Khashoggi à Istanbul étaient connues en Arabie saoudite et de beaucoup de gens qui, comme dans une bonne intrigue d’Agatha Christie, avaient toutes les raisons d’exercer une vengeance exemplaire contre MBS. On ne songe pas ici aux dirigeants du Qatar qui commençaient à négocier sérieusement une trêve salutaire avec le royaume saoudien. Par contre, il ne fait aucun doute que les mesures progressistes organisées par le tandem MBS-Joubeir impactaient directement la nébuleuse des opposants à la véritable perestroïka saoudienne. Ce sont eux qui se réjouissent, même sous cape, des malheurs du prince héritier et souhaitent imposer un coup d’arrêt à ses réformes.
La politique prudente de MBS
Un dernier mot concerne, à l’avant-veille du meurtre de Khashoggi, l’attitude des autorités turques, et sans doute de quelques autres ailleurs: tout se passe comme si Erdogan à tout le moins savait «que quelque chose se préparait bientôt à Istanbul, au Consulat saoudien». Il n’est pas nécessaire de supposer que les Turcs aient su davantage les raisons qui ont motivé leur vigilance surmultipliée des trois jours précédents. Mais celle-ci ne fait pas de doute et le renseignement qui leur avait été donné était évidemment le bon.
Il est au moins légitime d’explorer plus avant la réalité de ce montage. C’est ce que n’ont pas fait les ennemis déclarés de la politique de MBS parmi lesquels il faut compter Donald Trump et son affidé Pompeo qui ont multiplié les mises en cause arbitraires alors même que le président américain ne cessait d’exhorter auparavant Riyad à se réconcilier le plus vite possible avec le Qatar.
Le Qatar et la Confrérie des Frères musulmans, qui s’en est émancipée en s’installant en majesté en Turquie chez Erdogan, avec son leader historique le milliardaire égyptien Khairat Shater, n’ont-ils pas intérêt plus encore que tous les autres à effacer les insuccès qu’ils ont enregistrés ces dernières semaines? Ceux-ci sont tous imputables à la politique, prudente celle-là, du prince héritier MBS et de son premier ministre Joubeir, qui vient de mener la commission d’enquête qui conclut la première partie de cet extraordinaire feuilleton. Oui, bien sûr, souhaitons instamment que le débat devienne enfin contradictoire.
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Alexandre Adler
Source : Alexandre Adler : «Questions sur l’affaire Khashoggi»