
[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””]INTERVIEW – Catherine Grenier, directrice de la Fondation de l’artiste, a exploré des archives inédites. Elle en a tiré une passionnante biographie.[/perfectpullquote]
Ancienne figure du Centre Pompidou dont elle incarne bien la rigueur et l’obsession perfectionniste, Catherine Grenier est aujourd’hui directrice de la Fondation Giacometti, à Paris. Depuis son arrivée en 2014 dans ce petit sanctuaire de l’art moderne, cette femme volontaire a ouvert grand les archives, multiplié les expositions pointues et novatrices, de Shanghaï à Rabat, de Nice à Londres. C’est une biographe particulière qui sait tenir la distance juste entre l’admiration et l’esprit critique.
Elle publie cette biographie de référence, Alberto Giacometti, chez Flammarion (25 euros).
LE FIGARO. – Pourquoi faire une biographie d’Alberto Giacometti?
Catherine GRENIER. – J’ai écrit le livre que j’aurais aimé trouver lorsque je suis arrivée à la direction de la Fondation Giacometti, il y a trois ans et demi. Il n’y avait pratiquement que des catalogues d’exposition. En termes de biographie, un ouvrage très poétique de Jacques Dupin écrit du vivant de l’artiste, le très beau texte analytique d’Yves Bonnefoy, et une biographie parue dans les années 1980 de James Lord où il est très difficile de démêler le vrai de l’interprétation de la licence romanesque. Elle était si personnelle dans son écriture qu’elle a été rejetée par les amis proches de Giacometti. En l’absence d’ouvrages récents, personne n’a eu accès à toutes les archives de la Fondation Giacometti, restées en boîtes avant que celle-ci n’existe.
Que représentent ces archives?
Une manne très importante. Ces archives n’ont pas été publiées, ni même pour certaines déchiffrées. Giacometti a eu toute une correspondance très fournie, tout au long de sa vie, avec ses parents. Une mine de renseignements, en italien. La Fondation vient de la faire transcrire et elle sera l’objet d’une publication. Il y a les autres correspondances, connues ou pas des chercheurs, avec André Breton, avec son marchand Pierre Matisse, avec son épouse, Annette Giacometti, avec son modèle Isaku Yanaihara. Il y a enfin toutes les interviews données par Giacometti, nombreuses et compilées dans les archives. Tous ces éléments permettent d’aller plus près de l’homme et de l’œuvre.
Quelles nouvelles facettes de cet artiste qui nous paraît déjà universel?
[perfectpullquote align=”right” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””]«Giacometti est un être extraordinairement social, très proche de tous les artistes, écrivains et poètes de son temps, reconnus ou pas»[/perfectpullquote]
C’est la complexité de l’artiste ! Giacometti est un caractère tout à fait particulier, extraordinaire et paradoxal. C’est en allant au plus près de lui et de son œuvre que l’on arrive à le comprendre car ce paradoxe existe partout. Par exemple, on le voit comme un homme solitaire et, en effet, il travaille seul dans son petit atelier parisien, il poursuit son œuvre en marge de tous les grands courants. Et pourtant, c’est un être extraordinairement social, très proche de tous les artistes, écrivains et poètes de son temps, reconnus ou pas. De Samuel Beckett, Georges Bataille, Jean Genet, à de jeunes poètes comme Léna Leclercq ou André du Bouchet. Il en fait mention dans ses lettres à sa famille.
Ces intellectuels ont écrit sur lui. Le texte de Jean Genet sur son œuvre est absolument merveilleux. Il est intéressant de lire Beckett pour ensuite regarder les œuvres de Giacometti, de la même période, à la recherche des correspondances. Bataille, le surréaliste avec lequel il a renoué amitié après la Seconde Guerre mondiale. Sartre, l’existentialiste qui a écrit des textes importants pour relancer son œuvre figurative car Giacometti avait changé radicalement de pratique. Son besoin incessant de repartir à zéro est frappant.
Autour de lui, un monde d’hommes?
Il a eu aussi un environnement féminin. Parmi les jeunes poètes, Giacometti fréquente Édith Boissonnas. Il était très ami avec Simone de Beauvoir, avec la comtesse de Noailles. C’est lui qui a mis les pieds à l’étrier à Meret Oppenheim. Le goût des maîtresses femmes? Il avait la capacité de reconnaître les capacités intellectuelles des femmes et d’entretenir des relations intellectuelles avec elles. Comme avec Françoise Gilot qu’il a bien connue lorsqu’il était ami avec Picasso. Lorsqu’elle a écrit Vivre avec Picasso, 1964, livre jugé intolérable par Picasso et son cercle, Giacometti, dit-elle, l’a appelée pour la soutenir. Il n’était ni courtisan ni conventionnel.
Au-delà de ces relations artistiques, Giacometti a aussi une vie nocturne où il noue des amitiés avec ses compagnons du soir, ses rencontres dans les cafés et les bordels. Il a plusieurs réseaux de familiarités, constitutifs tous de son environnement, mais qui ne se recoupent pas. Il est aussi à l’aise avec les intellectuels – sans avoir lui-même de bagages universitaires -, avec les artistes, avec une haute société avec laquelle il est en contact très tôt, qu’avec les milieux les plus populaires au sein desquels il vivait à Montparnasse, quartier alors en lisière de Paris.
[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””]«Je crois qu’il correspond plutôt à la figure de l’artiste inclassable, irréductible, qui exprime une très grande liberté»[/perfectpullquote]
Est-il l’incarnation de la bohème telle qu’on imagine alors dans l’art?
Je crois qu’il correspond plutôt à la figure de l’artiste inclassable, irréductible, qui exprime une très grande liberté. Dans son art, comme dans sa vie. La liberté est pour lui quelque chose d’absolument capital. Il le dit souvent : «La liberté, c’est le plus important.»
Cette nouvelle approche de l’artiste vous a-t-elle donné une autre vision de l’œuvre?
Oui, c’est certain. J’ai mieux compris ses paradoxes, comment au même moment il réalise des œuvres dans deux règles esthétiques différentes. Son œuvre m’est alors apparue beaucoup plus variée. Cette recherche, toujours inaboutie pour lui, le pousse à expérimenter. Donc, Giacometti semble avoir un style et il a une multitude de styles.
Cela a été aussi pour moi la révélation de son statut d’artiste contemporain, en même temps que moderne. Et vis-à-vis de ses autres amis artistes qui ont commencé comme lui dans les avant-gardes, qui, comme Matisse, Georges Braque, Jean Arp, Dali ou ses amis surréalistes, ont été des artistes très importants de l’entre-deux-guerres, Giacometti refuse de rester dans ces mouvances et d’adhérer à l’abstraction, alors le courant dominant. Il nous apparaît alors comme un artiste vraiment contemporain des années 1950-1960, années qui furent très fortes de production pour lui. Ils sont très peu nombreux à s’être ainsi singularisés. C’est ce qui génère l’intérêt des jeunes générations d’artistes pour Giacometti.
Giacometti est aussi célèbre que son studio, si petit, si encombré de sculptures, humble, presque monacal, qui a été souvent reproduit à l’échelle 1 dans les expositions à sa mémoire, comme la grande rétrospective au Yuz Museum de Shanghai début 2016. Quel était le rapport de Giacometti aux biens matériels?
C’est quelqu’un qui ne voulait pas se laisser troubler par tout ce qui est accessoire. Donc, il ne voyage jamais, hormis pour aller en Suisse voir ses parents. Il néglige d’aller voir même ses expositions aux États-Unis lorsqu’il y est invité, dès les années 1930, tous frais payés. Il dit: «Je dois rester à l’atelier». Il considère que toute sa vie doit être dévolue à la création. Rien ne doit s’immiscer dans ce monde. L’argent ou le manque d’argent, le confort, sont des choses qu’il refuse toute sa vie.
[perfectpullquote align=”left” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””]«Giacometti refuse même le confort le plus élémentaire, ce qui était difficile pour sa femme Annette et son frère Diego auxquels il faisait mener une vie vraiment fruste»[/perfectpullquote]
Il est vrai que pendant longtemps, il est pauvre. Il le reste jusqu’au milieu des années 1950.
Il le fait d’abord par nécessité, puis par discipline pour sauvegarder l’intégrité de son travail et son indépendance par rapport à tout. Il a dit un jour qu’il ne courait ni après la gloire, ni après l’argent, ni après la reconnaissance. C’est une attitude qui ne peut que fasciner aujourd’hui et qui a fasciné son époque d’ailleurs. Par exemple, Picasso, qui adorait aller voir l’atelier de Giacometti, sans doute aussi parce que cela lui rappelait le moment où il était dans l’avant-garde radicale du Bateau-Lavoir. Giacometti refuse même le confort le plus élémentaire, ce qui était difficile pour sa femme Annette et son frère Diego auxquels il faisait mener une vie vraiment fruste. Il disait: «l’atelier, c’est comme l’intérieur de mon crâne. Rien ne devait y entrer d’inutile ou de superflu.
Donc, c’est à peu près le contraire d’un artiste contemporain qui voyage sans cesse, soigne son personnage, tisse des relations étroites avec ses collectionneurs?
Sa posture incroyablement radicale les séduit aujourd’hui, manifestement. Giacometti n’en fait pas un dogme ou une théorie. Il n’est pas dans l’ascèse, mais dans une concentration, et même une obsession sur l’oeuvre. Tous les artistes contemporains sont inquiets de ce qui va advenir. Et donc, ils sont fascinés par cet artiste qui, longtemps, n’est pas reconnu dans sa démarche, qui va à contre-courant de ce qui se passe. Presque tous ses amis sont des artistes abstraits. Aujourd’hui, Giacometti est au plus haut, mais sa vie durant, il n’a pas dévié. Il y a un vis-à-vis complet de l’artiste, de sa vie et de son œuvre.
Qu’apprend-on ainsi sur les fameuses Femmes de Venise, peut-être les œuvres les plus connues du public, qui furent présentées dans le Pavillon français à la Biennale de Venise en 1956?
Il les a faites dans un contexte particulier pour la Biennale de Venise en 1956. Il veut faire une œuvre importante, il fait une série de petit format: elles mesurent 1,2 m de haut! Donc, il s’affirme vraiment comme un sculpteur qui refuse d’être un sculpteur héroïque. Il refuse d’être dans le spectaculaire. Il expose en fait sa recherche. Le fait que ce soit un groupe prouve qu’il n’est jamais satisfait. Et chaque nouvelle Femme de Venise est un essai qui va plus loin que la précédente et que la suivante va remettre en jeu. Il est dans le doute permanent, il a fait de sa faiblesse une force. La seule chose dont il ne doute pas, c’est qu’au fond, il a raison et qu’il est dans la bonne direction.
Est-ce un homme heureux?
Non, c’est impossible. Il est heureux dans le sens qu’il a pu vouer sa vie à l’art. Mais il n’est pas heureux dans le quotidien, il est très tourmenté, il dort très peu, il détruit sa santé, il connaît des moments de bonheur avec sa femme, mais en même temps a une relation aux femmes extrêmement complexe. Il noue des relations d’amitié très fortes, mais vit dans la création et dans une très grande solitude.
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Source:© Alberto Giacometti, «un caractère paradoxal»