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TRIBUNE – Nous avons cru en des lois économiques qui se trouvent aujourd’hui invalidées par les faits. Aussi avons-nous besoin de grands penseurs à la hauteur de ces bouleversements, alerte l’essayiste.

Nous avons depuis cinquante ans été formés à respecter des tables de la loi économiques peu nombreuses mais très strictes: le plein-emploi crée l’inflation et celle-ci pousse les taux d’intérêt à la hausse. Le financement de l’État par une banque centrale est un anathème car facteur d’inflation. La création monétaire doit demeurer dans des limites raisonnables sous peine, là aussi, de nourrir l’inflation. Et enfin, plus globalement, une révolution technologique engendre des progrès de productivité qui constituent le meilleur adjuvant de la croissance. Les dix dernières années viennent de nous démontrer que ces principes fondateurs n’ont plus lieu d’être et nous sommes, dès lors, désemparés car privés de boussole macroéconomique.

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Nombre de pays occidentaux vivent, depuis quatre ou cinq ans, en plein-emploi – États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne en particulier. La règle traditionnelle, de bon sens, veut que celui-ci engendre des hausses de salaires et celles-ci mécaniquement l’inflation. Il existe certes aujourd’hui des hausses de salaires, mais elles sont circonscrites aux secteurs dans lesquels une présence syndicale encore puissante permet une pression sur les employeurs. Dans un contexte général de désyndicalisation accélérée, ceci ne concerne qu’une part limitée du monde économique: grandes entreprises traditionnelles pour l’essentiel. Le reste de l’économie – services et activités en voie d’ubérisation, pour employer un raccourci – y échappe totalement.

Quand l’IG Metall allemande obtient des hausses significatives de rémunération, ceci n’exerce plus aucune contagion car ces secteurs deviennent une peau de chagrin dans l’économie contemporaine. Résultat: cette inflation des salaires dans la vieille économie n’induit aucune inflation globale. Dès lors, le moteur d’éventuelles hausses de taux d’intérêt est en panne pour une très longue période.

C’est un nouvel univers qui se dessine : autrefois pourvoyeur d’emplois, le secteur bancaire va être sérieusement chahuté (…) Le problème de la protection de l’épargne, en particulier aux fins de retraite, va devenir lancinant et politiquement explosif

En effet, le moteur annexe, en l’occurrence le financement des États par la création monétaire, ne fonctionne plus. Qu’est-ce que le quantitative easing, si ce n’est le comblement du déficit public par «la planche à billets»? Le fait que les achats de bons du Trésor au lieu d’être réalisés en direct passent par les marchés n’est qu’un artifice. Le résultat est le même. Effet sur le rythme d’inflation: nul ou marginal. Et la période expérimentale pendant laquelle le quantitative easing (QE) a fonctionné à plein a été suffisamment longue pour penser qu’il n’y aura pas d’effet de rattrapage. Le QE est évidemment allé de pair avec un gonflement ahurissant du bilan des banques centrales – un quadruplement pour certaines en quelques années. Or par rapport au principe d’une création monétaire raisonnable, c’est là un véritable sacrilège.

Preuve, s’il en est besoin, que le lien création monétaire/inflation est cassé au même titre que la relation plein-emploi/inflation avec pour conséquence qu’il n’existe désormais aucun facteur conduisant à une hausse des taux d’intérêt. Dans ce nouveau monde, les crises financières ne vont pas disparaître: peut-être même, au contraire. Mais que feront les banques centrales dans ce contexte? Elles arroseront, comme toujours, le système de nouvelles liquidités, ajoutant une pression supplémentaire à la tendance à une baisse des taux.

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C’est un nouvel univers qui se dessine: autrefois pourvoyeur d’emplois, le secteur bancaire va être sérieusement chahuté: moins de rentabilité, moins de main-d’œuvre, moindre valeur boursière. Le problème de la protection de l’épargne, en particulier aux fins de retraite, va devenir lancinant et politiquement explosif. Comme débiteurs, les agents économiques seront heureux ; comme créditeurs, ils seront terrifiés. Affolés, les gestionnaires d’épargne collective se tourneront vers de nouveaux placements plus risqués afin d’espérer une rentabilité minimale. Excédés de devoir payer pour placer leur argent, les épargnants collectifs ou individuels se concentreront davantage encore vers l’immobilier, l’or ou l’art, en pariant sur la perpétuation de hausses spéculatives.

Peut-on espérer que ces soubresauts seront subvertis par une vague de croissance d’une ampleur telle qu’elle effacerait tout sur son passage? Celle-ci ne pourrait venir que d’une révolution technologique engendrant des progrès de productivité propres à relancer la machine. Or nous vivons un paradoxe: un bouleversement massif avec la révolution digitale, peut-être le plus puissant que l’on ait jamais connu, car, à la différence de la machine à vapeur ou de l’électricité, il touche le consommateur final au moins autant que le secteur productif. Et simultanément les statistiques ne montrent aucune accélération de la productivité, voire son tassement.

L’incroyable segmentation de la réflexion économique en microsujets tue toute tentative de réflexion globale

De là, deux hypothèses. Soit les chiffres sont faux car l’appareil statistique a des difficultés pour prendre en compte la digitalisation de l’économie. Soit celle-ci, par son caractère diffus, ses besoins limités en investissement, sa concentration sur les services, n’est pas en effet génératrice de productivité. Dans ce cas, le plus probable, la «croissance potentielle» – selon l’expression rituelle – est durablement plafonnée.

Aucun de ces phénomènes n’est en soi dramatique. Mais de même que la crise de 1929 a donné naissance au keynésianisme et l’inflation des années 1970 au monétarisme et au libéralisme friedmanien, le bouleversement actuel exige un aggiornamento complet de la pensée macroéconomique. Or celui-ci ne point pas à l’horizon. En effet, l’incroyable segmentation de la réflexion économique en microsujets tue toute tentative de réflexion globale. Les règles propres au monde académique ostracisent tous ceux qui se lanceraient dans des approches ambitieuses, par nature risquées.

Ce désert intellectuel est angoissant car il est sans précédent dans l’histoire économique. À chacune de ses nouvelles étapes a correspondu un nouvel élan de la théorie. Ce n’est pas aujourd’hui le cas. Il faut obliger la gent économique à penser! Si le monde académique l’en dissuade, il revient aux États de lancer des livres blancs, de réunir des commissions, de susciter des rapports, de stimuler le débat car ils sont les premiers en manque de matière grise. Ce n’est pas un jeu gratuit mais une urgence.


* Dernier ouvrage paru: «Voyage au centre du “système”»(Grasset, 2019, 192 p., 17 €).


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Alain Minc

Source:© Alain Minc : «Nos certitudes sur l’économie s’effondrent et on cherche un Keynes ou un Friedman» 

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