
TRIBUNE – Ancien directeur général adjoint des douanes, l’inspecteur général des finances honoraire* juge que l’accord sur les modalités du Brexit conclu entre Londres et Bruxelles va pénaliser l’économie des Vingt-Sept et favoriser la seule Grande-Bretagne.
L’accord de retrait de l’Union européenne conclu le 17 octobre entre Bruxelles et Londres sera sans doute ratifié par le Parlement britannique après les élections législatives de décembre. Et le Parlement européen s’empressera de le ratifier à son tour.
Or c’est un marché de dupes. Hostiles à toute mesure pouvant préluder à un rattachement à la République d’Irlande, les «unionistes» ont obtenu que l’Ulster continue de faire partie du territoire douanier britannique. Cela impliquait le rétablissement d’un cordon douanier entre le nord et le sud de l’Irlande. Mais cette frontière douanière a été écartée, à la demande instante de Boris Johnson. L’Irlande, dans son ensemble, va donc devenir une passoire.
Expliquons pourquoi.
Le tarif douanier de l’Union européenne est bas: si l’on rapporte le produit des droits à l’ensemble des importations, on trouve un taux moyen de 1,79 % seulement. En effet, l’Union européenne a beaucoup désarmé, et souvent de manière unilatérale. Mais de temps à autre, pour lutter contre les concurrences déloyales, elle réarme. Ainsi, les fertilisants azotés des États-Unis ou de Russie, les bicyclettes de Chine, les câbles d’acier de même origine sont soumis à des droits, respectivement, de 34 %, de 48 % et de 60 %. La fraude va se concentrer sur des positions sensibles de ce type.À lire aussi : Irlande, union douanière: les principaux points de l’accord sur le Brexit
Deux cas de figure sont à considérer. Selon le premier, la marchandise, par exemple des câbles d’acier chinois, arrive d’un pays tiers à Belfast par cargo. Dès la fin de la brève période transitoire prévue (31 décembre 2020), le Royaume-Uni, pour des raisons commerciales, abolira sans doute la plupart des droits élevés en vigueur jusqu’alors en application de la réglementation européenne. Les câbles entrant à Belfast ne supporteront donc que la TVA britannique, au taux de 20 % (à moins que les importateurs ne trouvent encore le moyen de faire suspendre cette taxe).
Mais le cargo ne sera même pas déchargé. Il poursuivra sa route vers Dublin, où il ne sera pas contrôlé, puisque la frontière douanière entre les deux Irlandes n’aura pas été rétablie. Puis il continuera vers Le Havre, où les câbles subiront, comme leurs concurrents d’origine européenne, la TVA française, mais échapperont à tout droit de douane, puisqu’ils seront déjà entrés dans l’Union à Dublin.
En fin de compte, les câbles chinois auront donc supporté une TVA britannique de 20 %, en principe non récupérable, mais auront échappé au droit de 60 % prévu par l’Union européenne. Le Trésor britannique se sera enrichi. La politique industrielle communautaire aura été mise en échec.Les douaniers sont attentifs à ce qui entre dans un territoire, et non à ce qui en sort
Second cas: les marchandises sensibles arrivent à Glasgow, en Écosse. Elles repartent vers Belfast. Les douaniers britanniques de Glasgow vont être chargés de distinguer, parmi elles, ce qui est destiné à la consommation de l’Irlande du Nord et ce qui a vocation à aller plus au sud – les droits et les autres règles de l’Union européenne devant alors s’appliquer.
Ayant été numéro deux des Douanes françaises, je puis dire que c’est demander aux douaniers un service étranger à leur culture dans tous les pays européens. Les douaniers sont attentifs à ce qui entre dans un territoire, et non à ce qui en sort. De surcroît, ils ne sont guère motivés pour effectuer des prélèvements au profit de tiers (en l’occurrence, l’Union européenne).
L’accord du 17 octobre dernier entre Bruxelles et Londres prévoit qu’un comité mixte définira les critères selon lesquels une marchandise sera réputée destinée à l’Irlande du Nord et non à l’Union européenne. Ce seront notamment la destination finale et l’usage du bien, sa nature, sa valeur, son trajet et l’intérêt financier que présenterait une introduction illicite dans l’Union. Mais les consommations des Irlandais du Nord, de ceux du Sud et des Français ne sont pas très différentes. Définir les critères prévus par l’accord du 17 octobre sera donc mission impossible!À lire aussi : Michel Barnier: «Personne en Europe ne veut empêcher le Brexit»
L’enjeu ne se limite pas aux droits de douane. Il inclut les contrôles de santé ou de sécurité qui doivent être effectués à l’entrée dans l’Union européenne. Par exemple, aujourd’hui, sur certains produits chimiques présents dans des fibres de vêtements ; demain, sur le glyphosate contenu dans les produits agricoles.
On peut présumer que le Royaume-Uni, à cet égard, se montrera plus tolérant que l’Union européenne. Certains Britanniques affichent déjà leur objectif de faire de leur pays un nouveau Singapour, qui vivrait en grande partie aux dépens de ses voisins.
On m’objectera qu’il ne fallait à aucun prix rétablir la frontière sanglante entre les deux Irlandes. Je répondrai qu’un État, le Royaume-Uni, qui connaît un tel problème ne devrait pas pouvoir s’offrir un Brexit.
Lorsqu’il a demandé à adhérer à l’Union, en 1961 puis en 1966, c’était un pays en déclin. Revigoré par les réformes de Mme Thatcher, le Royaume-Uni se porte aujourd’hui mieux que la France (hormis les difficultés de ces derniers mois, dues aux incertitudes du Brexit). On demande l’hospitalité aux voisins quand il fait mauvais temps, et dès qu’il fait beau, on s’en va.
Boris Johnson semble donc être le grand gagnant de cette affaire. Mais il ne pourra le proclamer qu’après la ratification de l’accord par le Parlement européen, si elle a lieu.
* Ancien élève de l’ENA.
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Source: ©Accord sur le Brexit: «Boris Johnson a roulé l’Union européenne!»