TRIBUNE. Dans une tribune au « Monde », L’économiste Bruno Alomar donne une lecture profondément pessimiste du plan de relance européen du 21 juillet qui ne résout rien aux problèmes fondamentaux de la construction européenne et estime que les dirigeants de l’Union devraient arrêter de se mentir.
Tribune. La cause est entendue : l’accord trouvé de haute lutte par les chefs d’Etat et de gouvernement européens le 21 juillet a sauvé l’Union européenne (UE). Face à une crise économique d’une ampleur inédite en temps de paix, les gouvernants européens ont consolidé le projet européen en posant une pierre d’angle à la constitution d’une Europe fédérale : le principe d’émission d’une dette en commun.
A l’issue d’un sommet à propos duquel certains ont parlé de « moment hamiltonien », en référence à l’étape essentielle que la République des Etats-Unis d’Amérique a connu sous l’influence d’Hamilton à la fin du XVIIIe siècle [Alexander Hamilton (1757-1804), premier secrétaire au Trésor des Etats-Unis], conscients et heureux du travail accompli, tous les participants sont retournés dans leur pays avec le « V » de la victoire : la France et l’Allemagne, qui ont sauvé le couple franco-allemand et l’UE dans un même geste ; les pays « frugaux », qui estiment avoir obtenu les garanties de conditionnalité suffisante de la part des pays dispendieux du Sud ; les pays de l’est européen, notamment la Hongrie, qui estiment que l’accord n’empiétera pas sur leur système politique ; les pays du Sud, exsangues, qui pensent avoir sauvé et leur économie et leur honneur, pour des raisons strictement inverses à celles que les « frugaux » ont en tête. Que dire de plus ?
Bien sûr, tout ceci pourrait être regardé avec ironie. Certains esprits chagrins souligneraient qu’en fait de « nouveau monde », rien de plus éculé – et inquiétant pour ceux qui aiment l’Europe – qu’un sommet à l’issue duquel tout le monde se félicite.
Un solde de tout compte
D’autres esprits chagrins rappelleraient qu’en fait d’« esprit européen », l’une des plaies de l’UE, c’est-à-dire l’existence du « rabais » britannique, a survécu au Brexit et que le relais a été passé aux « frugaux », pérennisant une pratique contraire à l’esprit européen.
Tout indique que le schisme Nord-Sud né avec la crise de la dette souveraine du début des années 2010, est une fracture puissante, pérenne, au même titre que le schisme Est-Ouest sur les questions migratoire et de société
D’autres encore insisteraient sur la réduction du budget 2021-2027 qui a été nécessaire, dont les victimes essentielles auront été, triste paradoxe, en pleine crise du Covid-19 et alors que le thème de la souveraineté fait florès, les questions de santé et de défense.
Mais est-ce grave serait-on tenté de demander ? Oui, plus encore qu’on ne l’a dit, et ce au moins pour quatre raisons.
D’abord, loin de signifier une première étape vers la fédéralisation budgétaire de l’UE, l’accord trouvé constitue sans doute une « der des der », voire un solde de tout compte. Si les pays dits « frugaux » se sont laissé tordre quelque peu le bras, la conjoncture dans laquelle cette entorse est intervenue, marquée par une crise d’une ampleur inouïe et le lâchage en fin de mandat d’une Angela Merkel qui souhaite rester dans l’histoire comme une bonne Européenne – à défaut d’une grande chancelière –, ne se reproduira sans doute pas.
Excès de dette et d’impôt
Pire, tout indique que le schisme Nord-Sud né avec la crise de la dette souveraine du début des années 2010, est une fracture puissante, pérenne, au même titre que le schisme Est-Ouest sur les questions migratoire et de société. Qu’on les appelle « frugaux », « hanséatiques » ou « radins », les pays du nord de l’Europe, qui ont réussi en juin à imposer leur patron à l’Eurogroupe contre l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne, sont déterminés.
Ensuite, le plan européen, comme d’habitude, fait les choses à l’envers, en faisant l’impasse complète sur la « plus-value européenne ». La logique aurait voulu que l’on définisse des dépenses d’intérêt général européen, pour qu’ensuite les Européens se dotent des moyens de les financer.
Or, c’est exactement l’inverse qui a été fait. Mais quel est l’intérêt d’un plan européen si c’est chaque Etat membre qui définit les besoins ? La Commission européenne en est d’ailleurs bien consciente : c’est parce qu’elle n’avait pas la moindre idée de la façon de dépenser les fonds envisagés – elle n’en a toujours pas – qu’elle s’est empressée de faire reposer cette responsabilité sur les Etats.
Tertio, après avoir inconsidérément mis l’euro au centre de la construction européenne, donnant aux populations – partiellement à raison – le sentiment que l’Europe était faite par et pour les financiers, l’on prétend approfondir l’UE par la dette et l’impôt, sans que l’on sache bien, pour ce qui concerne le second, comment y parvenir. Dit autrement, l’UE, qui devrait être un ensemble de règles identiques pour tous où le mérite de chacun peut s’exprimer, glisse dangereusement vers ce qui est précisément la cause des malheurs du sud de l’Europe, ainsi que de la France : l’excès de dette et d’impôt.
Absence totale de mesure
Il est d’ailleurs assez piquant de constater que Mme Merkel est louée comme une grande Européenne… précisément parce qu’en acceptant plus d’endettement elle tourne le dos à ce qui a fait le succès, que nul de sérieux ne conteste plus, de son pays, et de l’Allemagne le pilier de l’UE : une – relative – rigueur budgétaire et financière.
Enfin, et c’est sans doute la raison la plus grave : l’absence totale de sens de la mesure. Car c’est la maladie de l’Union européenne de se croire plus grosse que le bœuf. Les fonds qui seront dégagés – ou à tout le moins ce qui en restera concrètement – ne seront certes pas nuls. Ils ne sont rien, à peine de l’ordre du pourcent de produit intérieur brut par an, comparés à l’ampleur de la crise à laquelle nous faisons face : des récessions qui tangentent les 10 % ; un saut de dette publique pour la France, l’Italie ou l’Espagne de plus 20 % en quelques trimestres, dans un contexte de taux bas qui ne durera pas éternellement.
Quand, dans quelques trimestres, l’ampleur de la vague aura atteint l’Europe, les pays du Sud, dans le bruit et la fureur, n’auront de cesse d’en réclamer plus, alors que les pays du Nord, mieux gérés, ne pourront l’accepter. L’exemple de l’Italie, à l’origine de la politique européenne de cohésion, dont l’écart entre le Sud et le Nord reste si grand, devrait pourtant nous convaincre que déverser de manière inconsidérée de l’argent n’est nullement source de croissance saine et durable.
De tout ceci une conclusion émerge : l’accord du 21 juillet ne résout rien aux problèmes fondamentaux de la construction européenne. Il a, au prix fort, consisté à acheter du temps. Plus dur sera le réveil dans quelques mois.
Bruno Alomar est l’auteur de « La Réforme ou l’insignifiance. Dix ans pour sauver l’Union européenne » (Ed. Ecole de guerre, 2018).