Paysages en mouvement (6/6). Le 2 septembre 1939, à la veille de la déclaration de guerre, le peintre espagnol quitte Paris pour se réfugier à Royan (Charente-Maritime). Il restera presque un an dans la ville, qu’il ne peindra qu’une fois mais dont il a apprécié la douceur de vivre, au point d’y louer son atelier jusqu’en 1942.
Les Royannais le savent, les spécialistes aussi, mais en dehors d’eux, allez donc dire que Picasso a vécu et travaillé à Royan. Ah bon ? Surprise générale. De tous les endroits où le peintre est passé, celui-là est sans doute le moins associé à son image et à son immense prestige. A l’échelle de sa longue existence (1881-1973), c’est même l’une des périodes les plus mal connues – la seule qui n’ait jamais fait l’objet d’une grande rétrospective. Une exposition a bien été organisée à Royan, en 2014, mais la majorité des œuvres étaient des reproductions. Etonnante omission, puisque l’artiste a tout de même passé presque un an dans cette cité balnéaire de Charente-Maritime. Non seulement il y a vécu entre le 2 septembre 1939 et le 25 août 1940, mais il y a fait preuve de son habituelle énergie créatrice, produisant quelque 750 croquis, aquarelles, encres, gouaches, lavis et huiles.
Aucun n’est resté dans la ville, mais deux au moins sont célèbres. Une Femme se coiffant, (MoMA, New York) et Café à Royan (Musée Picasso, Paris), l’un des seuls paysages peints par Pablo Picasso. Aujourd’hui, l’établissement n’existe plus. Sa gracieuse devanture arrondie, sa balustrade en fer forgé, ses hautes fenêtres, ses stores à rayures et son enseigne en lettres bâton, tout a disparu. A sa place, un magasin de vêtements de sport occupe l’extrémité d’un bâtiment aux formes oblongues, en face du port de plaisance. L’autre côté de l’immeuble, disposant du même ovale, est devenu La Siesta, restaurant doté d’une agréable terrasse. Son patron, Marc Counil, aurait bien voulu l’appeler Café des Bains en souvenir du passé, mais un de ses confrères de Saint-Georges-de-Didonne, ville mitoyenne, en a eu l’idée avant lui. Faute de mieux, M. Counil s’est rabattu sur des sets de table en papier qui reproduisent la toile de Picasso.
Si la construction présente le même gabarit que du temps de Pablo Picasso, les mêmes formes courbes, ce n’est pas l’original. En fait, rien n’est d’origine dans le centre de Royan, au sens où rien ne date d’avant les bombardements de 1945. Mais, heureusement pour lui, le peintre n’a pas connu cet épisode tragique. Lorsqu’il arrive dans la ville, l’endroit est encore parfaitement calme. Il vient rejoindre son ancienne compagne, Marie-Thérèse Walter, et Maya, leur fille. Avec lui arrivent son chauffeur, son secrétaire particulier (le poète catalan Jaime Sabartés) et la photographe Dora Maar, sa maîtresse en titre.
Des ennemis tenus à distance
Traditionnellement, Picasso passe ses étés au bord de la mer – il a toujours aimé les cités balnéaires. Ce n’est pas la première fois qu’il prend des vacances entre deux femmes : à la fin des années 1920, lors d’un séjour à Dinan (Côtes-d’Armor) avec Olga, son épouse, il avait installé Marie-Thérèse Walter quelques maisons plus loin. Mais, cette fois, il va rester à Royan jusqu’au 25 août de l’année suivante, soit beaucoup plus que le temps d’une simple villégiature. C’est que la guerre est imminente (elle sera déclarée par la France à l’Allemagne le 3 septembre, le lendemain de son arrivée), et Picasso très mal vu des autorités, d’un côté comme de l’autre des Pyrénées.
« En Espagne, pays dont il est ressortissant, il a pris parti pour la République. Inutile de dire que le régime franquiste, à la tête du pays depuis 1939, éprouve une profonde antipathie pour lui », explique l’historien d’art Philippe Dagen, auteur d’une monographie (Picasso, Hazan, 2011) et collaborateur régulier du Monde. Rien à attendre non plus des Français, qui lui ont refusé la nationalité en 1935. Empêtrés dans la « drôle de guerre », ceux-ci s’apprêtent à tomber dans les bras du maréchal Pétain, dont les partisans se montreront imperméables au génie de Picasso. « Les gens de Vichy sont farouchement hostiles à toute forme d’art moderne, ajoute Philippe Dagen. Et à lui, tout spécialement, qui est non seulement espagnol, mais perçu comme destructeur, nihiliste. Un anti-Français, en quelque sorte, par opposition à Georges Braque, moderne certes, mais incarnant une beauté raisonnable, bien française. »
L’immense notoriété de Picasso le protège, et sa fortune, déjà considérable, lui donne les moyens matériels de se défendre, mais sait-on jamais. Il va donc mettre de la distance entre ses ennemis et lui en s’éloignant de Paris pour se protéger, lui et ceux qu’il aime. A commencer par Dora Maar, militante antifasciste et qui fera bientôt l’objet de dénonciations proches de l’appel au meurtre dans la presse collaborationniste.
Tout ce petit monde s’installe d’abord à l’hôtel du Tigre, 14, boulevard Clemenceau, puis Picasso loue la villa Gerbier de Jonc, boulevard Albert-Ier. Lieu de villégiature depuis le XIXe siècle, Royan ne manque pas de résidences luxueuses, comme le rappelle Nathalie Lépinoux, directrice des services d’urbanisme de la ville. « Les Bordelais ont été les premiers à venir, en bateau à aube, profiter des vertus thérapeutiques des bains de mer. Mais, à partir du moment où le chemin de fer a desservi Arcachon, ils se sont un peu détournés de Royan, laissant place à un public parisien. »
« Voir et être vu »
D’Emile Zola à Sacha Guitry et Yvonne Printemps, plusieurs personnalités s’éprennent de la douceur d’un lieu qui, plus d’un siècle après, attire encore des dizaines de milliers de visiteurs chaque été. A tel point que le tourisme y est devenu une monoculture. Simplement, le nom des estivants a changé. Ceux que les Royannais appelaient autrefois très officiellement les « étrangers » sont devenus, officieusement, les « baignassous », terme dont on ne sait s’il est affectueux ou vaguement condescendant.
Mais revenons à Picasso. Très vite, le peintre ressent un besoin de tranquillité. Il installe donc un atelier au troisième étage de la villa Les Voiliers, à deux pas du Café des Bains. « Situé face à la mer, ce bâtiment était intégré à une rangée d’immeubles du XIXe siècle, typiques d’une architecture assez théâtrale, explique Frédéric Chassebœuf, guide conférencier et spécialiste du patrimoine. Il s’agissait de voir et d’être vu. » Picasso a-t-il peint le fameux café en se postant au pied de l’immeuble ? En le regardant de sa fenêtre ? Ou tout simplement de mémoire ? La dernière hypothèse est la plus vraisemblable, dans la mesure où il peignait le plus souvent en intérieur, « sans regarder les paysages », observe Philippe Dagen.
Quoi qu’il en soit, la toile ne montre pas seulement le café. Dans les formes plus ou moins géométriques, on détecte même un grand nombre de détails que le peintre ne pouvait pas apercevoir tous ensemble, mais dont la réunion offre une perspective nouvelle. « A droite, le square Botton, lieu de promenade ombragé, très prisé des Royannais, décrit Charlotte de Charette, responsable du patrimoine à Royan. Les grandes formes bleutées sont celles des voiles des bateaux de plaisance, dans le port qui existe toujours. Et les plus pointues, tout au fond, suggèrent les toits en ardoise des villas d’avant-guerre, dans le quartier chic du Parc. Enfin, le bâtiment situé derrière le café doit être le casino municipal. »
Une poche allemande sur la côte
Sur la droite enfin, on devine la Grande-Conche, longue plage de sable en arc de cercle, autour de laquelle s’est bâti le nouveau Royan. L’histoire raconte que le tableau a été achevé le 15 août 1940, jour où une sentinelle du quartier général de la Kriegsmarine était assassinée (Royan se situait en zone occupée depuis le 22 juin de la même année). En représailles, la ville est frappée d’une amende de 3 millions de francs et dix membres du conseil municipal sont pris en otage. Quelques jours plus tard, Picasso quitte l’endroit pour n’y jamais revenir. Très attaché à son atelier, il a continué à en payer le loyer jusqu’en 1942. Ensuite, le local fut balayé par les bombes, comme tout le cœur de la ville.
Que s’est-il vraiment passé à Royan, le 5 janvier 1945 ? Par quelle suite d’erreurs tragiques, de malentendus ou de négligences, une agglomération a-t-elle été littéralement rasée, alors que la guerre était presque finie ? Certes, 5 000 Allemands tenaient toujours les lieux, formant ce qu’on appelait une « poche », le long du littoral, mais ils étaient encerclés par les Alliés. Et, bien qu’une grande partie des civils aient été évacués à l’automne précédent, au terme de négociations entre les armées ennemies, 2 225 d’entre eux vivaient encore dans la ville.
Le 4 janvier, un bombardement sur la ville allemande de Brême est annulé à cause du mauvais temps. Le commandement allié décide alors de reporter son attaque sur une cible secondaire, en l’occurrence Royan, non sans avoir envoyé un télégramme pour s’assurer que les civils n’y sont plus. Le message arrive à 8 heures du soir, mais il n’y a pas d’interprète – personne ne lit l’anglais. Le texte restera sur un coin de table jusqu’au lendemain matin.
Pendant ce temps, curieusement, la Royal Air Force ne s’émeut pas de l’absence de réponse. Les opérations sont donc lancées : à 4 heures du matin, le 5 janvier, 217 quadrimoteurs Avro Lancaster larguent leurs bombes (dont certaines au napalm) sur les rues tortueuses du centre. La technique est celle du rolling carpet bombing (« tapis roulant de bombes »), déjà utilisé pour pilonner les villes allemandes. A moitié nus, par une température avoisinant les – 5 °C, les habitants tentent de dégager leurs concitoyens prisonniers des décombres quand survient la deuxième vague, à 5 h 30.
Une ruine à reconstruire
En deux fois un quart d’heure, la ville est anéantie. Seule l’église Notre-Dame a survécu au massacre. On compte 442 morts et 400 blessés. Les Allemands, eux, n’ont perdu que 47 hommes et leurs installations sont presque intactes. « Pendant très longtemps, ce bombardement inutile n’a pas été expliqué aux habitants, souligne Frédéric Chassebœuf. Ils ont découvert la vérité très longtemps après, à l’ouverture des archives. »
La ville actuelle sera reconstruite sur ce champ de ruines, dans une sorte de répétition tragique. Car Royan avait déjà été entièrement rasée du temps où les protestants, nombreux dans la région, s’étaient rebellés contre l’autorité royale. En 1631, Louis XIII avait fini par ordonner que la ville soit rayée de la carte : maisons, remparts, jetée – tout. Il avait aussi décidé que rien ne serait reconstruit à cet endroit, mais, cette fois, l’ordre ne fut pas suivi d’effets.
Les rues d’aujourd’hui sont donc nées de la deuxième destruction massive de l’histoire de la cité, surtout celles du centre, infiniment plus touché que les quartiers privilégiés du Parc ou de Pontaillac. C’est dans ces maisons blotties autour du port que vivaient les gens modestes et les commerçants. Là aussi qu’ont été concentrés les dommages de guerre, nécessaires à la renaissance des cités bombardées. « Royan est une sorte de ville à l’envers, note Nathalie Lépinoux. Le centre en est la partie la plus récente. »
Contrairement à Saint-Malo ou Gien, refaites à peu près à l’identique, Royan est conçue comme un laboratoire de l’esprit moderne : toits en V, murs percés de fenêtres rondes, parois ajourées, formes géométriques, tout l’arsenal du style en vogue dans les années 1950 est déployé avec une belle audace, sous le soleil blanc des Charentes. Reprenant les courbes de l’original, mais de manière épurée, le bâtiment qui a remplacé le Café des Bains date de ce temps-là. Le casino municipal, lui aussi, avait été rebâti, mais il a été démoli dans les années 1980, pour laisser la place à un projet immobilier… finalement abandonné.
L’idée de reconstruire « moderne » n’a cependant pas émergé tout de suite dans l’esprit des architectes, notamment du plus connu d’entre eux, Claude Ferret. Elle est née, si l’on peut dire, des lenteurs administratives. Car, dans l’immédiat après-guerre, les crédits partent prioritairement vers les villes industrielles, jugées utiles au redémarrage de l’économie. A l’époque, le tourisme compte pour peu de chose. Or, c’était déjà l’une des activités principales de Royan, avec la pêche. D’où ce retard, qui a laissé le temps aux lignes nouvelles de germer dans l’esprit des auteurs.
« Tourner le dos à la ville »
Un jour, en consultant une revue spécialisée, Claude Ferret tombe sur des planches montrant les créations du célèbre architecte brésilien Oscar Niemeyer. Aussitôt, c’est le coup de foudre : ces brise-soleil, ces loggias, ces porches, tous ces éléments de construction adaptés aux pays tropicaux, voilà qui se marierait bien avec une ville de soleil, de mer et de vent comme Royan. Vite prêt, bon marché, malléable, le béton armé ouvre des horizons infinis.
Seulement, il faut d’abord redessiner le tissu urbain que les bombes ont effacé jusqu’aux fondations. Royan a été tellement concassée qu’il ne reste aucun des repères servant ordinairement à établir un cadastre. Il s’agit donc de remembrer, avec les difficultés que l’on imagine : les habitants, pour la plupart, ont perdu tous leurs documents, la municipalité aussi. Commencent alors de savants calculs, au terme desquels certains occupants de maisons individuelles se retrouveront dans des logements collectifs, sans rien pouvoir changer à l’affaire.
La ville nouvelle est une ville inspirée, imaginative, homogène, mais ceux qui vont l’habiter n’ont pas voix au chapitre. Les architectes procèdent par « îlots » (la zone du Café des Bains porte le numéro 29) et imposent leur esthétique, y compris à ceux qui auraient bien voulu retrouver leur maison d’avant. Le résultat est intéressant, beaucoup plus fonctionnel que la ville ancienne, mais à quel prix ! Au traumatisme du bombardement succède celui de la reconstruction, explique Frédéric Chassebœuf, pourtant persuadé que le plan d’origine, très sinueux, n’avait pas d’avenir : « On a poussé très loin le crayon des années 1950. Pour certains Royannais, ça a été difficile. » Seule trace ténue du passé : les milliers de tonnes de pierres éparpillées par les bombes ont été réutilisées dans les parements de très nombreuses habitations.
« Dans mon enfance, complète Charlotte de Charette, on disait : “Royan, c’est moche.” » Avec les années 1970, les goûts changent et l’architecture de la génération précédente paraît soudain démodée, bas de gamme. D’autant que Claude Ferret s’est lancé dans la construction de logements bon marché eux aussi en béton. « Ce matériau est alors assimilé à ce que l’on appelle les “grands ensembles” et les cartes postales se mettent à montrer la plage, tournant obstinément le dos à la ville, comme si on en avait honte », observe Charlotte de Charette.
Il faudra très longtemps pour que le « regard s’inverse », selon l’expression de Mme de Charette. Cinq bonnes décennies avant que les joyeuses maisons des années 1950 redeviennent un objet de curiosité, puis d’admiration. Elles sont aujourd’hui la richesse de Royan, la marque de sa capacité à se reconstruire, à se réinventer. Celle-là même dont Picasso avait donné, sans le savoir, un avant-goût dans son tableau.
Source: ©A Royan, Pablo Picasso se met au vert