Le 22 juin 2022, 89 députés du Rassemblement national faisaient leur entrée au Palais-Bourbon avec une consigne : ne pas faire de vagues. En vue de la présidentielle de 2027, Marine Le Pen cornaque fermement ses troupes pour tenter d’éviter les dérapages xénophobes et parachever son grand œuvre de normalisation.Source: ©A l’Assemblée nationale, le RN se fond dans le paysage
C’est une photo comme un trophée, un cliché que les députés du Rassemblement national (RN) regardent quand le moral vacille. Sébastien Chenu l’a reçue « des centaines de fois » de la part de militants, qui, comme lui, y voient un avant-goût de la prise de pouvoir. Sur l’image, le député (RN) du Nord, vice-président de l’Assemblée nationale, surplombe Marine Le Pen, qui s’exprime à la tribune.
Nous sommes lundi 10 octobre 2022, la finaliste de l’élection présidentielle énonce la position de son groupe sur le projet de loi de finances, et Sébastien Chenu vient de remplacer la députée Renaissance (la nouvelle dénomination de La République en marche) Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, pour diriger la séance. La cheffe à la tribune, son second au perchoir. Le symbole en majesté de l’institutionnalisation express du parti d’extrême droite. Sébastien Chenu ne peut retenir un petit rictus de satisfaction au moment de conclure le discours de Marine Le Pen d’un très solennel : « Merci, madame la présidente. »
Pour le RN, l’Assemblée nationale n’est plus une corvée et pas seulement une chambre du Parlement : elle est, depuis six mois, son marchepied vers le pouvoir, un centre de formation, un terrain d’expérimentation pour préparer « l’alternance » en 2027, quand Emmanuel Macron devra quitter l’Elysée. L’élément cardinal de la dernière phase de la normalisation du parti, celle qui, selon le RN, permettra à Marine Le Pen de dépasser 50 % des voix pour sa quatrième tentative à la présidentielle.
Le reste de l’Hémicycle s’en inquiète déjà : la stratégie du RN dans une Assemblée dépourvue de majorité absolue est pour l’heure diablement efficace. « Ils sont malins, admet le député (Les Républicains, LR) du Territoire de Belfort, Ian Boucard. Ils font un début de mandat parfait pour un groupe soi-disant inexpérimenté. »
La classe politique espérait que le faible niveau général des 89 députés du RN, novices pour la plupart, les pousserait dans toutes les chausse-trapes de la vie parlementaire et médiatique, et rappellerait la nature xénophobe du lepénisme. Mais après six mois de législature, chacun est forcé de le reconnaître : si dissolution il devait y avoir, « le grand gagnant serait le Rassemblement national ».
« Restez sympas. Ne prenez pas le melon… »
Lundi 20 juin 2022, quelques heures après le second tour des législatives, au siège du RN, dans le 16e arrondissement de Paris, c’est encore l’incrédulité qui domine. Qui, à part quelques optimistes invétérés, pouvait croire que le parti d’extrême droite raflerait 89 circonscriptions, deux mois après la claque reçue au second tour de la présidentielle ?
Sur le grand écran de la salle de réunion, Marine Le Pen (réélue dans le Pas-de-Calais avec 61 % des voix) fait face à un kaléidoscope de nouvelles têtes. Ce sont autant de représentants de la France qui se chauffe au fioul, souffre des déserts médicaux et de la hausse du prix du diesel. Il y a des militants époque Jean-Marie Le Pen et des ralliés de la droite ; deux Kévin et une Marie-France ; un chauffeur-livreur, une auxiliaire de vie et cinq avocats. Tous n’avaient pas prévu d’être là.
« Nous ne sommes pas là pour faire une longue carrière parlementaire. Nous sommes là pour conquérir le pouvoir. En apprenant à être parlementaires, nous fabriquons en même temps un programme et des équipes de gouvernement. » Marine Le Pen
Face à l’écran, Marine Le Pen, émue, fait l’appel et pose quelques règles de vie commune : « Restez sympas. Soyez bons camarades. Ne prenez pas le melon… » Elle insiste sur la cravate pour les hommes – « Je n’en avais jamais porté, même à mes mariages ! », se marre le député de l’Aude Christophe Barthès – et sur le respect dû au personnel de l’Assemblée. Cela, les huissiers ou les femmes de ménage l’ont bien relevé : voilà une extrême droite fort polie.
Deux jours plus tard, la troupe, cornaquée par Marine Le Pen, découvre le Palais-Bourbon. Les bizuts frontistes qui ont connu les tractages en catimini et les collages sous protection découvrent, d’un seul coup, la déférence de la République. « On a tout de suite compris qu’on allait avoir beaucoup de responsabilités, mais, surtout, beaucoup de moyens, raconte Jérôme Buisson, député de l’Ain, vingt ans de parti. Maintenant, on peut payer des collaborateurs compétents, lire des rapports, assister à des conférences, auditionner des grands patrons… Cela va nous rendre crédibles. »
Le lendemain, dans une salle de l’Assemblée, 88 paires d’oreilles écoutent les directives de leur future présidente de groupe : « Nous ne sommes pas là pour faire une longue carrière parlementaire. Nous sommes là pour conquérir le pouvoir. En apprenant à être parlementaires, nous fabriquons en même temps un programme et des équipes de gouvernement. » « Elle ne l’aurait jamais dit avant », vibre Alexandra Masson, l’une des cadres du groupe, venue de LR.
Marine Le Pen expose la stratégie de vote, conforme à celle du RN dans les conseils régionaux : une « opposition constructive », guidée par le « bon sens », « sans idéologie ». Les excès de langage et tout ce qui pourrait contribuer à « caricaturer » le RN ou à rappeler ses fondamentaux xénophobes sont proscrits.
La faute originelle de la majorité présidentielle
Le député José Gonzalez a-t-il bien écouté ? Il porte beau, ce 28 juin 2022, le militant de 79 ans, dont quarante-quatre de carte Front national, courte barbe blanche et visage buriné. Etreint par l’émotion, invité à ouvrir la séance inaugurale de la législature en tant que doyen de l’Assemblée nationale, il prononce un discours nostalgique de l’Algérie française, relu et validé par Marine Le Pen. Sa longévité lui vaut une forme d’absolution. Mais à la sortie de l’Hémicycle, un journaliste tend un piège et le pied-noir plonge comme un manchot de la banquise : « Je ne suis pas là pour juger si l’OAS a commis des crimes ou pas. » Les oppositions exultent. Mais le faux pas sera vite oublié. Car dès le lendemain s’engagent les négociations pour les postes de vice-président de l’Assemblée nationale attribués à six députés.
Ce poste est bien plus qu’honorifique : il permet de diriger des séances publiques, d’élaborer l’ordre du jour et, surtout, d’incarner le visage de l’institution. Après de longues heures de tractations à huis clos, les présidents de groupe se dirigent vers un consensus : deux vice-présidences pour la coalition présidentielle, deux pour la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) et deux pour le RN.
Mais, très vite, les négociations déraillent sur la répartition des autres postes en jeu. Faute d’accord global, les députés sont appelés à voter en début d’après-midi. Pour Sébastien Chenu, pressenti pour le poste de vice-président comme sa collègue Hélène Laporte, l’affaire semble entendue : le RN va se faire piéger par la coalition des autres groupes. D’autant qu’Olivier Véran, alors ministre délégué chargé des relations avec le Parlement, fait passer le message au sein de la majorité de ne pas glisser de bulletin de vote RN. Mais les dirigeants du groupe Renaissance, dont sa présidente, Aurore Bergé, donnent la consigne inverse : par respect des électeurs, le RN doit pouvoir prétendre aux postes qui lui reviennent.
Juste avant le vote, Sébastien Chenu croise la députée des Yvelines : « Tes mecs ne vont pas suivre. Ils n’arriveront pas, psychologiquement, à mettre un bulletin de vote RN dans l’urne. » Réponse d’Aurore Bergé : « Je tiens mon groupe. » En rentrant dans l’Hémicycle, Sébastien Chenu se souvient du clin d’œil d’un huissier ayant connaissance du résultat : la double accession de l’extrême droite à la vice-présidence de l’Assemblée nationale est proclamée, grâce à l’apport des voix de la coalition présidentielle et de la droite.
« C’est la faute originelle de la majorité », juge Christine Pirès-Beaune, députée (socialiste) du Puy-de-Dôme. « Ils ont mis un bulletin sur lequel ils ont écrit les noms de deux membres éminents du RN pour devenir le quatrième personnage de l’état, renchérit l’écologiste Sandra Regol (Bas-Rhin). Qu’est-ce qui n’est pas possible après ça ? »
Plusieurs députés Renaissance ne cachent pas leur malaise, à l’exemple de Rémy Rebeyrotte (Saône-et-Loire) : « Cette affaire est très grave. Comment pouvez-vous expliquer à vos électeurs que vous avez voté pour un vice-président FN ? On a été un certain nombre à dire que c’était une faute majeure. » D’autant qu’à la vice-présidence, le RN a choisi un candidat qui saura y faire et à qui Yaël Braun-Pivet tresse publiquement des louanges.
Sébastien Chenu est un homme d’un commerce agréable, dont on ne sait pas vraiment ce qu’il pense. Il a commencé au Parti républicain d’Alain Madelin avant de poursuivre à l’UMP et de faire le grand saut vers le RN en 2015, dans un bruit de vaisselle cassée. Marine Le Pen l’avait présenté comme un trophée. Depuis 2017, sa première élection sur son nom, il tient désormais un discours aux accents altermondialistes… Cela aide sans doute à parler à tout le monde et à se sentir au Bourbon, annexe bistrotière de l’Assemblée nationale, comme à la maison. Il y serre des pognes comme en campagne, particulièrement celle des groupes opposés. En six mois, son réseau s’est étoffé.
A l’extrême droite de l’Hémicycle, Sébastien Chenu partage avec Marine Le Pen une banquette double. Derrière elle, elle a placé ses favoris : son amie Laure Lavalette, son ancienne attachée de presse, Caroline Parmentier, Jean-Philippe Tanguy, l’homme qui monte. Devant, Philippe Ballard et Julie Lechanteux. Le pouvoir, au RN, se mesure à la proximité physique avec la patronne. Les 88 collègues de Marine Le Pen forment un pack épais dont presque rien ne filtre, tant par méfiance de la presse que par esprit de corps, forgé, nous explique-t-on, par les innombrables défaites électorales.
Les insaisissables contre les insoumis
Frédéric Boccaletti en a eu sa part : il milite depuis trois décennies dans le Var. Cet adepte de l’écrivain d’extrême droite Charles Maurras a connu quelques accrocs dans son parcours : il a choisi de rejoindre Bruno Mégret en 1999 après sa scission avec Jean-Marie Le Pen et a été condamné en 2000 à un an de prison dont six mois ferme pour « violences en réunion avec arme ». Mais il est de ceux qui comprennent le mieux la boutique. « Notre solidarité, c’est notre plus grande force, explique-t-il. On a des différences, mais on prend les mêmes coups par les mêmes adversaires. Le Front national, c’était une famille, qui a ses crises, ses tensions, mais n’étale pas ses différends dans la presse. On a ce qui manque aux autres partis : un chef de famille, que l’on respecte. »
Dans les temps morts d’une séance parlementaire, certains se faufilent entre les bancs étroits pour venir faire dédicacer à Marine Le Pen des piles de photos à destination des admirateurs de leur circonscription. C’est même arrivé à un député de LR, qui n’a pas hésité à confesser : « Mes électeurs vous adorent… »
« Ils n’arrivent pas à nous appréhender. On pensait que le RN allait se comporter en parti contestataire ? Manque de pot, parfois on vote pour. Ils s’attendaient à ce qu’on hurle en permanence ? Manque de pot, on est sérieux. » Kévin Mauvieux, député de l’Eure
Brouiller les clivages, faire mine de désidéologiser les débats, voter avec les députés des autres partis : cette tactique dite « constructive » est jugée, par beaucoup d’élus, plus intelligente et payante électoralement que celle des « insoumis », à qui ils sont constamment comparés. « Le RN a totalement raison dans sa stratégie, dit le socialiste Philippe Brun, seul député non RN de l’Eure. Ils ont compris que les Français nous ont demandé des résultats, de parlementer. »
Souple, fondamentalement populiste, parfois incohérente, la ligne du parti se veut aussi « insaisissable », selon Renaud Labaye, le secrétaire général du groupe. « L’incertitude peut rendre nos adversaires politiques plus fébriles, explique-t-il. Le RN, c’est l’homme recouvert d’huile qu’on n’arrive pas à attraper. » Ses députés ont ainsi voté des projets de loi du gouvernement (sur le pouvoir d’achat cet été, ou la loi d’orientation du ministère de l’intérieur en décembre 2022), des propositions de loi issues de Renaissance comme la loi anti-squat, ou encore des mesures provenant des « insoumis » ou de LR.
Kévin Mauvieux, agent d’assurances dans l’Eure, élu quelques mois après avoir pris sa carte au parti, s’en amuse : « Ils n’arrivent pas à nous appréhender. On pensait que le RN allait se comporter en parti contestataire ? Manque de pot, parfois on vote pour. Ils s’attendaient à ce qu’on hurle en permanence ? Manque de pot, on est sérieux. » Sans le savoir, le jeune trentenaire paraphrase un certain Jean-Marie Le Pen, qui déclarait en 1986 alors qu’il arrivait à l’Assemblée avec un groupe de trente-cinq députés : « On attend des députés au crâne rasé. On va découvrir des élus réfléchis et résolus. On attend des baroudeurs. On va voir un groupe responsable qui n’a rien d’une bande d’exaltés. » A l’époque, l’ancien poujadiste théorisait la « liberté de voter au coup par coup, de soutenir ou de ne pas soutenir le gouvernement ».
Les relations de voisinage entre LR et RN
Sur les obsessions xénophobes, le RN de Marine Le Pen s’inscrit aussi dans les pas du FN de son père. C’est une députée du Var, Julie Lechanteux, qui déclare en commission, lors d’un débat sur les immigrés : « L’humanité, pour moi, c’est défendre les Français. » C’est cette proposition, visant à instaurer un « régime constitutionnel applicable aux étrangers », afin de limiter leurs droits et libertés, comme l’expression d’opinions et l’accès à un travail et aux prestations de solidarité. C’est cette volonté d’inscrire une vague « sauvegarde de l’identité de la France » dans la Constitution. C’est cet amendement qui permettrait de supprimer toutes les conditions familiales qui, aujourd’hui, rendent impossible l’expulsion d’un étranger. Et c’est, bien sûr, la préférence nationale, que le RN tente d’intégrer dans de nombreux textes. Le pendant parlementaire des clins d’œil répétés de Jordan Bardella, nouveau président du parti, à l’extrême droite identitaire, inquiète d’un fantasmatique « grand remplacement ».
« On ne leur parle pas, on ne leur dit pas bonjour. Quand on les croise, on se fixe, on se regarde très mal. » Alma Dufour, député LFI.
En juillet 2022, les députés écologistes avaient été clairs : hors de question d’avoir des bureaux au même étage que leurs collègues du RN. En septembre, c’est la Nupes qui refuse de jouer au football avec l’extrême droite, suivie en cela par Renaissance. « On ne leur parle pas, on ne leur dit pas bonjour. Quand on les croise, on se fixe, on se regarde très mal », décrit l’« insoumise » Alma Dufour (Seine-Maritime).
Les députés écologistes et « insoumis » sont jugés les plus intransigeants. Les communistes, peu suspects de connivence avec l’extrême droite, ont plutôt décrété que cinq ans sans un bonjour, ce serait long. Le RN Roger Chudeau (Loir-et-Cher), un ancien haut fonctionnaire du ministère de l’éducation nationale, assure s’être marré avec André Chassaigne (Puy-de-Dôme), la plus célèbre moustache de l’Assemblée et du Parti communiste français : « Un homme extrêmement sympathique. Il m’a dit : “Pourquoi t’es au FN, toi ?” J’ai répondu : “Pourquoi t’es coco ?” »
Dans l’Hémicycle, un simple couloir sépare les députés LR et RN. A travers cette frontière poreuse, on discute, rit, se houspille parfois. Les parlementaires de droite réfutent toute proximité idéologique et y voient des discussions « banales » avec leurs homologues.
Les élus d’extrême droite, eux, jouent allègrement de ce voisinage. « On les travaille au corps, surtout ceux à côté de nous, s’amuse Kévin Mauvieux. Parfois c’est : “Allez, allez si deux d’entre vous levez la main ça passe !” » Pour l’heure, la digue tient. Sauf exception, les amendements RN sont toujours rejetés, parfois pour des raisons fallacieuses. En six mois, seulement une cinquantaine d’entre eux a été adoptée, notamment des demandes de rapport ou des textes copiés sur LR. En réalité, l’influence législative du RN se résume à adopter des amendements venus d’ailleurs.
Le RN au centre du jeu
Ils sont cinq, chaque mardi matin, face aux députés du groupe. Renaud Labaye, Marine Le Pen, Jordan Bardella, président du RN, Sébastien Chenu et Jean-Philippe Tanguy, président délégué du groupe. Assis devant un long bureau, sous les néons d’une salle impersonnelle de l’Assemblée nationale, ils énoncent la stratégie de la semaine à venir, distribuent les éléments de langage et les questions au gouvernement. Des pieds de micro sont disposés un peu partout entre les chaises, mais, selon plusieurs députés, les débats sont rares.
« Ces réunions, c’est un peu trop la messe, regrette Bruno Bilde, un cadre du groupe, écarté de la direction du parti en novembre 2022 par Jordan Bardella. Il y a une peur de sortir du rang chez les nouveaux députés. Il y a encore trop de verticalité. » Le député (RN) de l’Ain Jérôme Buisson nuance : « Il n’y a pas de chape de plomb. Chaque député a sa liberté de parole, même s’il ne faut pas entrer en dissidence. » « La légende disant qu’on n’a pas le droit de l’ouvrir, c’est faux, s’indigne Christophe Barthès, un fort en gueule, agriculteur dans l’Aude. Certains sont plus expressifs que d’autres, qui n’osent pas ; dans ce cas, je lève la main pour eux ! »
Mardi 18 octobre, Bruno Bilde a levé la main. Le député du Pas-de-Calais est l’un des plus proches de Marine Le Pen. Avec Steeve Briois, il lui a ouvert la voie pour son implantation à Hénin-Beaumont. Ce jour-là, il est question de la future motion de censure qui sera déposée par la Nupes après le premier des dix 49.3 déclenchés par la première ministre Elisabeth Borne. Marine Le Pen penche pour ne pas la voter ; Bruno Bilde objecte, publiquement : « Attention ! L’antimacronisme dans notre électorat est tel que je ne suis pas sûr que nos électeurs comprennent qu’on ne tente pas de renverser le gouvernement, même si c’est très hypothétique. » D’autres le rejoignent.
Marine Le Pen relève et remet sa décision à la semaine suivante. Charge aux députés de sonder leur circonscription. D’ici là, le RN va jouer avec les nerfs de ses adversaires et des journalistes. D’où la stupeur qui envahit les bancs de l’Hémicycle ce 24 octobre, lorsque la députée du Pas-de-Calais annonce, « dans l’intérêt général », soutenir la motion de censure déposée par la Nupes. Le gouvernement n’est pas renversé – la motion n’ayant pas obtenu les 289 voix nécessaires –, mais l’essentiel est ailleurs : le RN s’est placé au centre du jeu.
Dans la foulée, la coalition présidentielle dénonce une « collusion des extrêmes ». Les « insoumis », gênés aux entournures, ont du mal à répliquer. Du côté des écologistes, socialistes et communistes, le malaise est patent. « On doit faire très attention, à l’avenir, à ce que nos textes ne donnent pas le sentiment de solliciter l’extrême droite », prévient le député (écologiste) des Yvelines Benjamin Lucas. « Nous ne construirons jamais de majorité avec le Rassemblement national », renchérit le président du groupe socialiste, Boris Vallaud, comme s’il était besoin de le rappeler.
Avec ce coup de billard, Marine Le Pen a, par ailleurs, relégué les 62 députés LR au rôle de béquille du gouvernement d’Elisabeth Borne. Le strike est parfait. « Cette décision est le pivot des six premiers mois, ça a marqué les gens, assure Thibault François, député (RN) du Nord. La puissance de feu de ce vote est décuplée par le fait que le groupe a gardé le secret. »
Le garde-chiourme des députés RN
Les secrets, le RN adore ça. Les rares fuites font bondir un parti qui, par tradition, avance comme une tortue romaine. En octobre, certains ont eu le tort de faire fuiter, dans Le Figaro, le retour des « cathos tradis » dans le parti, comme un début de fronde. L’article a sérieusement agacé en interne, surtout Renaud Labaye, qui, avec raison, s’est senti visé. Au groupe, il a demandé : « Qui pense qu’on est trop conservateurs ? » Personne n’a levé la main.
Arrivé il y a cinq ans aux côtés de Marine Le Pen, et paré par elle de toutes les vertus, ce « bourgeois versaillais » a été propulsé secrétaire général du groupe, un rôle organisationnel et stratégique. Avec lui, la cheffe pense avoir trouvé un pilier, et tant pis s’il est un habitué du pèlerinage de Chartres. Sérieux sans être sinistre, débit de mitraillette et manières courtoises, ce fervent catholique formé à Saint-Cyr, recalé de l’ENA et malheureux à Bercy, a imposé ses pochettes cartonnées et ses méthodes au groupe.
Autour de lui, il a choisi des collaborateurs dont le pedigree tranche drôlement avec l’électorat du parti. Deux d’entre eux revendiquent un culte catholique traditionaliste. A ceux qui s’inquiétaient, Sébastien Chenu a répondu en réunion : « Oui, Renaud nous propose des mecs qui ont des balais dans le cul et habitent Versailles ! Et alors ? »
« Si Labaye est là pour faire de l’entrisme, c’est un échec, relève le président délégué du groupe RN Jean-Philippe Tanguy avec un soupçon de compassion. Il abat quantité de travail pour l’intérêt général mais gagne peu d’arbitrages. Il avale beaucoup de couleuvres, comme sur la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse. » Sur ce sujet, les députés RN avaient la liberté de vote, 38 sur les 89 ont voté, le 24 novembre, pour cette proposition des députés LFI.
Pour l’heure, l’énergique secrétaire général fait surtout de la discipline. Il faut le voir fureter au pied de l’Hémicycle, dos au mur, pochettes dans une main, téléphone dans l’autre pour, au besoin, envoyer les consignes de vote dans le WhatsApp commun du groupe. Certains ont parfois vivement reproché à Renaud Labaye un côté garde-chiourme. L’ancien militaire ne cache pas un petit penchant autoritaire, indispensable vu la taille du groupe. Marine Le Pen l’a réclamé : être présent à l’Assemblée, c’est respecter les électeurs et pouvoir faire basculer des votes. Une nuit d’examen du budget, 1 h 30 à l’horloge, elle sort furibarde de l’Hémicycle, pour faire quérir la vingtaine de députés manquants. Depuis, pas un député ne manque de faire savoir que le RN est le plus assidu en séance.
Trois mots qui auraient pu tout gâcher
Ce 3 novembre 2022, Renaud Labaye est dans le bureau qu’il partage alors avec Marine Le Pen, lors de la séance des questions au gouvernement. La télévision est allumée, sans le son, l’agitation attire son regard. La caméra montre avec insistance les bancs du RN, puis l’inscription « Suspension de séance » apparaît. Le secrétaire général pressent le dérapage. D’« un cri du cœur », comme il le dira plus tard, le député (RN) de Gironde, Grégoire de Fournas, vient de hurler « Qu’il retourne en Afrique ! » Parle-t-il du bateau humanitaire Ocean Viking évoqué à ce moment dans l’Hémicycle, ou du député noir « insoumis » du Val-d’Oise, Carlos Martens Bilongo, qui avait la parole ?
Dans le tumulte de l’Assemblée, le député (RN) de la Somme Jean-Philippe Tanguy file vers son collègue, planté devant son ordinateur, et « lui fait jurer sur ses enfants qu’il parlait bien du bateau ». Pour tous les autres groupes qui manquaient cruellement d’un angle d’attaque sur ce RN si déroutant, c’est l’occasion de taper fort, et vite. « En trois mots, il a ruiné quatre mois de travail de fond », jubile Eric Pauget (LR, Alpes-Maritimes).
Absente des débats, Marine Le Pen, recadre sévèrement de Fournas. Est-il de bonne foi ? Elle le pense. Elle assure avoir découvert, en même temps que la presse, ses tweets racistes publiés depuis des années. D’autres députés lepénistes s’agacent de la bourde commise par leur collègue, quand eux s’appliquent à maquiller les ressorts profonds de leur identité politique. « De Fournas est un tournant. C’est notre première faute », s’agace un proche de la présidente du groupe.
Dans le huis clos d’une petite salle du Palais-Bourbon, où les pontes de l’Assemblée doivent statuer sur le sort du viticulteur, Marine Le Pen tranche : « Ce n’était pas très fin. Je suis plus fine que lui. » Puis quitte la pièce avant le vote, pour critiquer devant les journalistes une « procédure où [son groupe] est jugé par [ses] adversaires politiques ». Le bureau reprochera à Grégoire de Fournas une « manifestation troublant l’ordre ou qui provoque une scène tumultueuse », synonyme de quinze jours d’exclusion. « Cette affaire nous a fait froid dans le dos. Ça aurait pu tout gâcher. Si ça se répète, ça n’ira pas », dit aujourd’hui Sébastien Chenu.
Les écarts de langage sont le talon d’Achille du parti. Même Jean-Philippe Tanguy s’est vu reprocher par « les raisonnables du groupe » son « Silence pour la France ! ». Un cri d’agacement à l’égard des bancs de la Nupes, prononcé en juillet à la tribune de l’Assemblée, qui a fait trois fois le tour d’Internet et des chaînes d’info en continu. « On m’a dit que ça ne faisait pas sérieux », raconte-t-il aujourd’hui. Depuis, le sérieux, c’est lui qui l’incarne aux yeux de ses camarades. Dans les débats économiques et énergétiques, il a vilipendé les choix industriels de la France depuis le général de Gaulle.
Maniant tous les registres, du technique au tragicomique, avec un zozotement assumé, le jeune député de la Somme s’impose aussi comme le favori de Marine Le Pen. « Il est celui qui l’aide dans cette nouvelle vie, analyse Bruno Bilde. Il a un côté bon élève. S’il n’était pas là, on serait dans une situation inconfortable, parce qu’il riposte très bien. Chez nous, il est au-dessus du lot. » Ce qui, en creux, signale que peu de députés ont émergé en six mois.
Des orateurs timides
Au-delà du triumvirat Le Pen-Tanguy-Chenu, les noms de Laure Lavalette, Kévin Mauvieux ou Pierre Meurin sont cités comme de bons profils. Mais ceux qui sont formés à débiter des éléments de langage sur les plateaux des chaînes d’information en continu se montrent moins audacieux dans l’Hémicycle. Les ténors commencent même à trouver leur temps d’adaptation un peu long. « Il y en a qu’on n’a pas assez vus. Dans l’Hémicycle, il faut une capacité de rebond et d’improvisation », déplore Sébastien Chenu.
« Le niveau du groupe est très faible, il ne repose que sur trois ou quatre députés cadres. Le reste ne fait que répéter ce qu’on leur a demandé de dire et lit des interventions rédigées à l’avance. » Pieyre-Alexandre Anglade, député Renaissance
Cette difficulté à s’exprimer publiquement dans l’Hémicycle est aussi perceptible en commission, là où s’examinent et s’amendent les textes avant leur présentation en séance publique. Les débats y sont souvent techniques, voire arides, pour des gains politiques assez faibles. « Barbants », glisse même Laure Lavalette, référente du groupe RN à la commission des affaires sociales.
« Nous n’avons pas l’aisance de nos collègues, cela manque de spontanéité, admet le député du Loir-et-Cher, Roger Chudeau. Quand je vois mes collègues LR bondir sur le micro à tout propos, je me dis qu’on y viendra. » Pieyre-Alexandre Anglade, président (Renaissance) de la commission des affaires européennes, confirme : « Le niveau du groupe est très faible, il ne repose que sur trois ou quatre députés cadres. Le reste ne fait que répéter ce qu’on leur a demandé de dire et lit des interventions rédigées à l’avance. »
Seront-ils prêts, le 12 janvier, pour leur niche parlementaire, la séance mensuelle réservée aux groupes d’opposition ? Ce jour-là, jusqu’à minuit, le groupe d’extrême droite aura la main sur l’ordre du jour des séances. Une première dans l’histoire du parti.
Le menu des débats choisi par Marine Le Pen est à l’image de ces six premiers mois du RN à l’Assemblée nationale. Les thèmes retenus sont moins des marqueurs du parti que des pièges à destination des autres groupes : quelques mesures de son programme qui pourraient séduire LR ; un texte consensuel sur l’aide aux victimes de violences conjugales, déjà adopté à l’unanimité au Sénat.
Surtout, le RN veut reprendre telle quelle la proposition de loi de LFI sur la réintégration des soignants non vaccinés au Covid-19. L’examen de ce texte n’avait pu aboutir, victime de l’obstruction parlementaire du gouvernement. La perche est lancée.
Dans un premier temps, la rapporteuse LFI du texte, Caroline Fiat, accepte ce temps de parole offert par l’extrême droite. « Quand le RN tend un piège, le mieux est de ne pas sauter dedans à pieds joints », cingle alors le premier secrétaire du PS, Olivier Faure. Face à la bronca de ses partenaires de la Nupes, LFI recule finalement et annonce le retrait de son texte. Le RN ne pourra finalement pas l’inscrire à son ordre du jour le 12 janvier. Quant à celui sur les victimes de violences conjugales, il a été programmé la semaine du 16 janvier. Voilà le RN forcé d’en rabattre. A l’intérieur des murs du Palais-Bourbon, le cordon sanitaire tient encore.